Sur la commode, le dossier Bourreau. Le nœud de cette aventure machiavélique. Ou alors un simple traquenard, pour l’occuper ? Juste un prétexte pour l’amener ici ? Fou de rage, il s’en empara et le lança par terre. Les feuilles, les photographies se dispersèrent sur le sol. Les victimes, qui le fixaient, qui hurlaient, qui, après plus de vingt-cinq années, semblaient crier encore : « A l’aide ! Aidez-nous ! Par pitié ! »
Il se plaqua les mains sur les oreilles, la mâchoire contractée. Pourquoi ces voix, dans sa tête ? « Aidez-nous ! Aidez-nous ! » Ces flashs sanglants qui le harcelaient depuis l’adolescence ? Cet univers macabre qui l’entourait, depuis tant d’années, et qui, à présent, refermait ses griffes sur sa gorge ?
Il détourna le regard du sol… mais une intuition le poussa à scruter de nouveau les éléments épars.
Les photographies des crânes tatoués.
Elles manquaient.
Il s’agenouilla, fouilla, remua. Rien. Les gros plans avaient bel et bien disparu. Alors, une image furtive lui revint en mémoire. Adeline, les clichés des sept enfants dans la main, alors qu’il… alors qu’il écrivait ce qu’Emma l’avait par la suite forcé à avaler.
David frotta son front humide avec le drap. Adeline… Adeline était venue dans le laboratoire avec une idée précise en tête, cette nuit-là. Elle avait fouillé dans le dossier à la recherche de ces mômes… En quête d’un numéro. Le cinquième des sept nombres.
Et aujourd’hui, elle avait disparu.
David ramassa les faces ensanglantées, les membres lacérés, et les fourra entre les pages dispersées.
S’il voyait juste, et si Adeline l’avait trouvé, il ne manquait plus que deux numéros. Deux numéros avant de clore la série du Bourreau, de fusionner avec sa triste destinée. D’aboutir… Aboutir à quoi ? Le monstre allait-il jaillir des entrailles de la terre et leur arracher les tripes ?
Un traquenard… Il s’agissait nécessairement d’un traquenard. Tout cela paraissait fantastique, incompréhensible… Mais si Emma était arrivée avec ce nombre, 98784, au bout des lèvres, c’était forcément parce que Arthur le lui avait demandé… Toute cette histoire devait suivre une logique.
La logique d’un piège invraisemblable.
« Que sais-tu que j’ignore encore ? se demanda-t-il en pensant au vieux sadique. Pourquoi me donner ce dossier alors que tu te fiches du livre ? Alors que le Bourreau n’était qu’un vulgaire prétexte pour m’amener dans les bras d’Emma ? »
Emma d’un côté, le dossier Bourreau de l’autre… Emma, le Bourreau… Le Bourreau, Emma…
Tout était là, devant lui, et il ne voyait rien. Absolument rien.
Il s’assit en tailleur sur le lit, le dossier sur les genoux.
Rapport d’autopsie de Bourne. Relevés chimiques, toxico-logiques… Ouverture de sa poitrine en Y. Organes prélevés, crâne scié, dure-mère percée, cerveau exposé, coupé en tranches.
Bourne avait été retrouvé pendu, dans son garage, complètement nu. Une corde — celle dont il se servait pour ligoter ses victimes — autour du cou, il était monté sur une chaise, l’avait accrochée à une poutre et avait chassé la chaise d’un coup de pied.
Les résultats remontés du laboratoire de toxicologie ne mentionnaient aucune trace d’alcool ni de stupéfiants dans l’organisme. Bourne s’était supprimé froidement, avec la rigueur qui le caractérisait. Le légiste avait noté l’absence de sillons digitaux à l’extrémité de ses phalanges. Dans le garage, les techniciens chargés des relevés avaient retrouvé des feuilles de papier de verre sur lesquelles Bourne s’était frotté les doigts. Un trait qu’il avait en commun avec d’autres tueurs en série. La volonté de pouvoir toucher sa victime sans laisser la moindre trace. Cette sensation de peau contre la peau, sans la barrière des gants en latex.
David s’attarda sur les photographies du cadavre de Bourne. Les lividités noires s’étalaient des coudes jusqu’au bout des doigts, et des genoux aux pieds. Les ecchymoses au niveau des articulations prouvaient que Bourne, dans sa phase d’agonie, s’était balancé au bout de sa corde et cogné au mur, juste derrière lui, cherchant probablement à se raccrocher à la vie au moment d’être emporté dans l’au-delà.
Gros plan sur le visage de l’homme, les yeux ouverts. Le blanc de l’œil parsemé de petites taches, témoins de son décès par asphyxie. La langue gonflée, hors de sa bouche.
Traversé par un frisson, David se frotta les côtes.
« Qu’est-ce-que tu viens faire dans ma vie ? pensa-t-il. Pourquoi moi ? Pourquoi ici ? Pourquoi, après tant d’années ? »
Il observa les autres clichés de cette silhouette svelte mais extrêmement musclée, aux pectoraux clairement dessinés. Un obscur caissier de grande surface qui s’entretenait en jouant des poids et haltères dans sa cave, qui cultivait l’énergie nécessaire pour assommer puis torturer ses proies. Force morale, force physique.
David tiqua, au moment où il s’apprêtait à tourner le feuillet. Il approcha ses yeux au plus près du corps de Bourne.
Biceps, triceps, quadriceps…
Muscles saillants, puissants.
Entretenus. Entraînés.
Un entraînement qui devait solliciter énormément le muscle cardiaque. Or Bourne consultait chez Doffre précisément parce qu’il comptait de manière obsessionnelle ses battements cardiaques, qu’il faisait tout pour les réduire, les économiser.
Plus de deux ans sans sport, à restreindre au maximum son activité physique… Son corps aurait dû perdre de sa masse musculaire.
David fouilla dans les photocopies des notes dressées par les inspecteurs. Inventaire du contenu de la cave… Quarante-cinq revues pornographiques. Sadomasochisme, fétichisme, zoophilie, bondage. Divers instruments sexuels, du gode aux bracelets en cuir. Puis, un banc de développé couché, un autre à abdominaux, une presse à jambes, cent trente-cinq kilos de fonte, en disques de un, deux, cinq et dix kilos… Quatre bouteilles d’eau minérale, dont trois vides. Et, entre autres… un tube d’Osmogel acheté la semaine précédente — il était même noté l’adresse de la pharmacie —, entamé au quart. Utilisé pour le soulagement musculaire.
David se mouilla les lèvres du bout de la langue et plongea le nez dans les feuilles du rapport d’autopsie. Pesée, puis dissection du cœur. Il balaya la rubrique plusieurs fois. Ventricule gauche… Oreillette droite… Valves, aorte… Nulle part, on ne parlait de souffle au cœur ou de déformation du myocarde. Un « détail » qui n’aurait certainement pas échappé aux yeux d’un légiste.
Bourne s’entraînait chaque jour, dans sa cave. Et Bourne n’avait jamais eu de problème cardiaque, comme il le prétendait.
David sentit sa gorge se resserrer. Il tenait enfin quelque chose.
Il leva un regard craintif lorsque craqua une lame de plancher, dans le couloir. Il éteignit prestement sa lumière et se glissa sous ses draps, retenant son souffle.
Plus rien. Fausse alerte. Il ralluma, le front trempé. Il s’empara des bristols vert pomme. Tout premier bilan d’Arthur. Première rencontre avec Bourne. Ecriture calme et appliquée.
25 juin 1977
Tony Bourne souffre d’un souffle au cœur depuis l’âge de dix ans. Depuis peu, une douleur dans la poitrine l’a persuadé que son cœur allait s’arrêter de battre…
… Il refuse d’informer les médecins, de peur d’une greffe… Il rejette toute idée d’intrusion d’un élément étranger dans son corps…
…La totalité de notre entretien a été consacrée à son myocarde. D’ailleurs, il n’a cessé de promener sa main sur son torse, instinctivement, le regard souvent lointain. Il a peut-être la phobie de son propre organisme…
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