— Elle… Elle est dehors avec notre fille ! cria-t-elle. Qu’est-ce qu’ils vont nous faire ? C’est… C’est Clara qu’ils veulent ! Ils vont nous la prendre ! Partir et nous laisser crever ici ! Les vitres en plexiglas ! Les serrures ! Tout était prévu ! David ! J’ai peur ! J’ai peur !
— Ça n’a rien à voir avec Clara ! Écoute Cathy, écoute ! Emma, c’est Miss Hyde ! C’est elle qui nous a harcelés, qui a envoyé les lettres ! C’est Emma !
Une gifle en pleine figure. Colombe ensanglantée, menaces, colère. L’enfer parisien, ramené dans l’isolement du chalet.
L’air qui se bloque. Encore des images. Adeline, les sifflements, l’asthme. Cathy cracha sur le sol.
David, qui parle mais qu’elle n’entend plus. Juste le bourdonnement des artères, les soubresauts du cœur.
Du sang coula de son nez. Ça ne lui était plus arrivé depuis son dernier match de boxe, des années plus tôt, au temps de la hargne. Agenouillée, elle laissa le liquide se répandre sur ses doigts écartés, le regard vide, sans réagir.
Dehors, Clara riait plus fort encore.
Miss Hyde, ici. Un traquenard. On les avait piégés. Et maintenant ? Qu’attendait-on d’eux ?
— Cathy ! Cathy ! répétait David, à s’arracher les cordes vocales.
— Je… suis là…
— Tu sais où est Adeline ?
— Non…
— On va s’en sortir, d’accord ? On va…
Un bruit, dans le couloir. Là, juste derrière le mur.
Un silence, puis de nouveau la voix de David.
— Arthur ?
Nouveau silence, avant des coups répétés.
— Arthur ! Ouvrez ! Ouvrez !
Cathy secoua la tête, presque au ralenti. Elle était désespérée.
Mais une force en elle l’arracha du sol. Non… ne pas se laisser abattre ! Comme lorsqu’on va au tapis, et que l’arbitre se met à compter. Sa famille. Rassembler sa famille. Peu importait le reste, leur méchanceté, leur folie. Juste sa famille. À nouveau, ensemble.
Elle hurla :
— Mon enfant ! Rendez-moi mon enfant ! Arthur ! Dites quelque chose ! Dites que vous ne nous ferez pas de mal ! Mon mari ! Ma fille ! David ! David !
Aucune réaction. Pas un mot, pas un souffle. Juste le sifflement électrique du fauteuil roulant. Deux secondes à peine, comme pour les narguer. Arthur venait de se déplacer, mais il était toujours là, à l’affût de leurs paroles, à se nourrir de leur souffrance.
Elle imagina son sourire. Un grand sourire illuminant son visage de pervers d’une joue à l’autre. Alors elle abattit son poing sur la porte avec une telle violence que ses os craquèrent, que sa peau se déchira. Elle cria comme elle n’avait jamais crié.
Mais elle resta debout, forte. Elle ne voulait pas sombrer.
Combattre pour eux. Pour leur amour.
Rester droite, coûte que coûte. Encaisser…
Quand le bruit du moteur s’éloigna enfin, David répéta :
— On va s’en sortir, ma chérie… On va s’en sortir…
Mais le ton était devenu définitivement terne.
La lumière du jour avait peu à peu redonné ses couleurs, son relief, à la cabane abandonnée. Adeline voyait à présent les nuages de buée qui s’évadaient de sa gorge à chaque fois qu’elle respirait.
Il y régnait un froid glacial. Elle se tenait là, épuisée, les traits de son visage s’étaient raidis, ses lèvres asséchées et elle ne sentait plus ses doigts, anesthésiés.
Il fallait qu’elle s’échappe.
L’idée de passer une journée complète dans cet endroit puant… puis une nuit… jusqu’à crever, gelée, déshydratée, ou dévorée… Elle ne savait pas comment, mais elle devait s’échapper.
Les barreaux du lit auxquels étaient attachées les menottes étaient plus épais qu’elle ne l’avait imaginé pendant la nuit. Elle essaya une nouvelle fois de mettre à contribution ses poignets meurtris. Elle serra les mâchoires, plissa les paupières et tira avec une rage infinie. En vain.
Trouver à tout prix une autre solution… Son cerveau ne devait cesser de fonctionner, d’élaborer des scénarios, ne serait-ce que pour la maintenir éveillée. Elle se sentait proche de l’abattement. Il fallait résister à la tentation de s’endormir, d’attendre la mort.
La hachette, posée contre le pied du poêle en faïence, laissée là, derrière les flacons de Ventoline, comme une nouvelle provocation.
Elle devait trouver un moyen de s’en emparer.
Impossible. Rigoureusement impossible.
A moins que…
Elle agrippa solidement les barreaux — il lui sembla que ses phalanges allaient se briser en morceaux —, s’enroula sur elle-même jusqu’à ce que ses bottines se posent à plat sur le mur, derrière elle, et poussa de toutes ses forces. Elle ressentit une douleur atroce dans les épaules et les abdominaux.
Le lit ne bougea pas d’un millimètre.
Elle inspira profondément et renouvela l’opération, une, deux, trois fois, en criant entre ses dents. Mollets, quadriceps, au maximum de leur contraction. Dans un léger grincement, les pieds de bois glissèrent enfin sur le plancher. Adeline grogna comme une bête sauvage et continua son effort, aussi longtemps qu’elle le put.
Cinquante centimètres de gagné. C’était suffisant.
Elle resta un moment allongée à récupérer. Puis elle se concentra sur son mouvement et projeta de nouveau ses deux pieds vers l’arrière, par-dessus sa tête. Elle se tordit encore une fois le dos, si fort qu’elle crut bien que sa nuque finirait par se briser. Elle sentit l’odeur de sa propre urine quand son bassin lui frôla le nez, juste avant qu’il ne bascule de l’autre côté des barreaux, dans le mince espace qu’elle venait de créer entre le mur et le lit. La gravité se chargea du reste. La poitrine, les épaules, la tête suivirent dans une roulade. Le faisceau de douleur, lorsqu’elle se racla le ventre puis le visage sur la barre horizontale du lit, lorsque le fil brûlant de l’acier lui mordit une nouvelle fois les poignets, manqua de lui faire perdre conscience.
Mais elle y était parvenue. Toujours menottée au lit, bras en croix, certes, mais debout, en position de force.
Elle se mit à pousser, tirer, diriger le lit, comme un déam-bulateur géant. Ses muscles froids lâchaient un acide douloureux, l’air glacial heurtait ses poumons telle une pointe de fouet entaillant le derme. À chaque expiration, Adeline s’attendait aux sifflements, aux contractions dans son larynx, à l’arrivée d’une crise.
Après avoir traversé le champ d’inhalateurs, elle réussit à se hisser à proximité du poêle en faïence.
À présent, il fallait récupérer la hachette. Le manche était trop court pour qu’elle pût s’en emparer avec les mains. L’outil chutait, alors qu’elle le levait en équilibre sur le dessus du pied droit, alors que ses doigts gourds effleuraient son bois pourrissant. Mais à force de patience et d’acharnement, elle parvint à le saisir et à le lâcher sur le matelas.
Elle éprouva un puissant sentiment de satisfaction et posa le front sur le battant du lit, sans plus bouger, épuisée, se répétant qu’elle y était presque.
Oui ! Elle allait s’en sortir !
Ses poignets menottés, en sang, ne lui autorisaient aucun mouvement de rotation, aucune prise d’élan. Impossible de cogner comme elle l’aurait souhaité. Il allait falloir scier, avec une lourde hachette rouillée, des barreaux d’un diamètre identique à celui d’un manche à balai. Pas facile, mais faisable. Une heure ou deux, et le tour serait joué.
Les mains d’Adeline avaient bleui. Huit heures qu’elle y était. Les ampoules qui crevaient dans sa paume droite lui arrachaient de longs gémissements. Les muscles de son avant-bras, tétanisés, ne travaillaient plus qu’après un repos chaque fois plus long. A peine dix mouvements latéraux de découpe et la brûlure revenait, plus dévastatrice. Les cheveux lui tombaient sur le visage, et elle ne pouvait même pas les repousser. Elle avait besoin de dormir, de manger, et de boire, surtout. Boire, s’avaler des kilos de neige. Elle ne tiendrait pas beaucoup plus longtemps.
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