Emma, les vêtements lacérés, à bout de force, était arrivée au bon moment. Une malade, genre schizophrène, qui se retrouve nez à nez avec un psychologue, dans l’endroit le plus paumé du monde… Et Emma, qui, à présent, parlait le français le plus pur, sans une pointe d’accent…
Une horrible pensée venait de naître sous son crâne. Elle se dissipa un moment… Sa gorge le faisait souffrir terriblement. L’impression que sa langue avait triplé de volume. Cette torture, qui s’ajoutait à la déshydratation liée aux effets de l’alcool. Il fallait boire. Impérativement.
Réclamer sans parler.
D’un mouvement très lent, il prit le stylo à côté de la machine à écrire et, sur une feuille vierge, il nota : « De l’eau ». Puis il repoussa le papier devant lui, ainsi que le stylo.
Le stylo, parce qu’il voulait vérifier quelque chose. Quelque chose d’impensable et qui, pourtant, pouvait fournir une explication à cette histoire de dingues.
Ses doigts tremblaient. Il glissa ses mains sous le bureau.
Emma approcha d’un pas prudent. L’œil jaune de la lampe se balançait dans l’obscurité. Soudain, David s’étrangla et recracha un mélange d’encre et de pâte gluante.
Elle s’empara de la note, alors qu’il s’étouffait.
« Ramasse ce stylo ! pensa-t-il en crachant encore. Ramasse ce putain de stylo et écris-moi un mot ! Juste un mot ! »
— Et la phrase magique ? se moqua-t-elle en repoussant la feuille dans sa direction.
Il ajouta, en s’essuyant la bouche avec un mouchoir : « … s’il vous plaît. »
— Vous n’aurez pas d’eau, prononça-t-elle d’une voix neutre. La punition doit être appliquée jusqu’au bout.
Il voulut reprendre le stylo mais elle se recula.
— Mangez ! exigea-t-elle en chassant d’un geste violent le tas de feuilles sur le sol. Goinfrez-vous de vos âneries !
Alors quelle l’humiliait, elle s’obstinait à le vouvoyer. Le ton était cependant devenu définitivement agressif. Au bord de l’explosion.
Les yeux en larmes, David fourra des lamelles dans sa bouche et il avala…
Emma le regardait sans pitié.
Longtemps après, elle lâcha enfin :
— Je pense qu’on devrait faire une petite escapade dehors, tous les deux. Je crois que je devrais vous pendre par les pieds et vous couper le sexe pour vous l’enfoncer dans la bouche. Oui, c’est ce que nous allons faire.
David avait les mains sur l’estomac. La tête lui tournait, et il avait de la peine à respirer.
— Emma… Vous… Je vous ai obéi… J’ai tout mangé… Jusqu’au dernier gramme… implora-t-il, les lèvres et la langue noires.
— Vous n’avez fait que réagir à la menace. Pour préserver votre vie. Mais vous me prenez vraiment pour une idiote, sale petit égoïste ? Une Dummkopf ? Une i-diote ?
Elle sortit de l’ombre et visa sa poitrine.
— Tournez-vous et sortez de la pièce !
— Emma ! Pitié…
— Tournez-vooooooooous ! hurla-t-elle, défigurée.
Il obtempéra, les bras levés, tandis qu’elle se plaçait derrière lui. Devant, le couloir de la mort. La porte de sa chambre, fermée à clé. Ils s’arrêtèrent devant celle d’Emma. Plus loin, l’éclat de l’acier. Puis deux yeux scintillants.
— Arthur ! Je vous en prie ! Dites-lui de…
Le vieil homme partit en marche arrière et disparut dans l’ombre.
— Arthur ! Arthur !
Un coup de crosse dans les reins le cassa en deux. Emma le propulsa contre la porte.
— Entrez là-dedans !
Il était au sol. Il la supplia du regard.
— Je vous en prie… Ne leur faites pas de mal…
— Tout aurait pu être si simple, David… Mais il a fallu que vous fassiez votre forte tête…
Elle le frappa à nouveau d’un coup de pied phénoménal dans les testicules. Il rampa à l’intérieur de la pièce.
— Arthur va m’aider… Oui, Arthur va m’aider… lui dit-elle. Nous y arriverons, mon chéri… Nous avons tout le temps qu’il faut pour ça…
Elle referma à double tour. David roula sur le plancher, à la limite de l’asphyxie.
Quand il baissa les paupières, dans un éclair de douleur atroce, il comprit la raison de sa présence dans cet enfer de verdure, où aucun de ses cris ne pouvait être entendu.
Un piège démesuré.
On ne viendrait pas le secourir. Jamais.
Il poussa le gémissement d’une bête, qu’on s’apprêtait à abattre.
Attachée, les bras en croix, aux barreaux d’un lit.
Vivante. Quelque part.
Le noir, le froid.
La nausée montait. Des odeurs d’excréments, d’urine. Des senteurs de bêtes. À gauche, à droite, sur ce matelas infect, sur les murs. Partout autour.
Adeline voulut hurler, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
Un antre. On l’avait enfermée dans un antre glacial. L’image des quatre griffures traversant la poitrine d’Emma lui fracassa l’esprit.
Elle releva la nuque et tourna la tête. Une pièce, un lit au milieu, la silhouette mystérieuse d’un poêle, des vitres en morceaux, une porte ouverte. Et des volets démontés, posés à plat dans le coin opposé.
Les volets du chalet.
Par le carreau, la lune, la forêt, l’hiver, l’Allemagne.
Adeline tenta de pivoter pour regarder au sol.
Partout, des inhalateurs. Des dizaines d’inhalateurs, disposés en arc de cercle sur le plancher, comme les bougies d’un rituel satanique. À portée de main, mais inatteignables. Elle orienta son regard de l’autre côté, même scénario.
Le supplice de Tantale.
Cette fois, Adeline hurla pour de bon. Elle ne reçut pour seule réponse que son propre écho.
Un élan de panique accéléra son souffle. Elle rabattit les pouces aux creux de ses paumes et tira sur ses poignets, de toutes ses forces. Mais les bracelets, ces bracelets d’acier qu’elle avait elle-même apportés pour les jeux sexuels, étaient trop serrés. Et les barreaux, trop solides. Aucune chance de s’échapper.
Une légère stridulation prit naissance à l’ouverture de ses bronches. Une peur violente gonflait dans ses entrailles. Sa langue collecta le sang durci à la commissure de ses lèvres, ses membres se raidirent encore. Elle n’était pas morte, mais une voix, en elle, lui murmurait qu’elle aurait mieux fait de l’être.
Que s’était-il passé ?
Elle se mordit les joues. Une douleur insoutenable lui traversait le crâne. Elle se souvenait de David, hystérique devant sa machine à écrire. Sa bouteille de whisky à moitié vide, ses yeux fous… L’obscurité du couloir, les murmures dans le salon… Elle se rappelait s’être glissée dans la chambre d’Arthur, d’avoir approché la malle… Et après ? Il s’était forcément passé quelque chose ! Qui l’avait frappée ? Pourquoi ?
Et tous ces inhalateurs, autour, comme jaillis d’un cauchemar.
Un vent glacial s’engouffra par la porte. Dehors, le grincement des branches…
La certitude qu’elle se trouvait dans le repaire de la Chose, et qu’elle allait mourir.
Adeline rabattit ses genoux et les regroupa contre son torse. Ses mouvements remuèrent la puanteur, elle se retint de vomir.
Son cœur palpitait. Le sifflement, cette fois, avait pris la tonalité aiguë d’une crise imminente. Ça arrivait. Le raz-de-marée levait son mur destructeur et rien ne pourrait freiner sa colère.
La crise d’asthme.
Désespérément, elle se contorsionna, s’arqua, se tordit la colonne vertébrale pour tenter d’approcher sa bouche de la poche de son jean. Elle imaginait déjà la Ventoline lui soulager les poumons. Si près, elle était si près !
Impossible. Elle ne réussit qu’à se vriller l’épaule droite.
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