— Je ne vous ai jamais embrassée, Emma !
— Ça m’a fait tout drôle, vous savez ? J’attendais ce moment depuis si longtemps… David Miller, rien que pour moi… Pour moi… celui qui m’écrivait ces messages magnifiques. Ces mots, je les connais par cœur…
David eut un regard de dégoût, qu’elle ne remarqua pas.
— Puis c’est moi que vous avez voulu choisir, pour aller chez Franz, avant que… cette sale rouquine prenne ma place…
Vous voyez, je n’oublie pas ! Je me souviens aussi de cette terrible journée où vous êtes parti à la recherche de ma voiture. Je crois que je ne vous ai jamais tant aimé qu’au moment où je vous ai vu revenir, couvert de neige. Votre regard, je me rappelle encore votre regard…
Elle retint son souffle.
— Vous pouvez bien me le dire, maintenant…
Il secoua la tête, incapable de retenir plus longtemps les paroles qui lui brûlaient les lèvres.
— Mais vous êtes complètement folle. Folle et obsédée !
Il comprit trop tard qu’il n’aurait jamais dû prononcer ces mots. Quand il aperçut le sourire qui se forma sur ses lèvres, il sut qu’elle était parfaitement capable de le torturer. Ou même de le tuer. Le tuer pour qu’il l’aime enfin.
— Les cigarettes me manquent, vous n’imaginez pas à quel point ! Arthur devait m’en rapporter dans sa malle, mais il a oublié. Lui qui n’oublie jamais. On dirait… je sais pas… qu’il l’a fait exprès…
Elle se tripota le bout des lèvres, très rapidement.
— Je vous ai pourtant prévenu que ça me rendait nerveuse ! Et vous, vous m’insultez !
Le volcan entrait en éruption.
— Arthur m’avait dit que vous tenteriez de me blesser… Que… la coquille était solide… Mais je m’y suis préparée, David… Je commence à m’habituer à votre ton méprisant… Et je tiendrai le coup, le temps qu’il faudra…
Elle ouvrit la bouche et fit « Haaaa ! » très doucement. Puis elle recommença, à peine plus fort. « Haaaaaaaa ! »
— Emma, arrêtez ! Je vous en prie !
— Vous savez ce qui se passera, si je crie vraiment ?
Elle posa calmement le fusil devant David, croisa les bras, puis se tourna et aboya en direction de la chambre de Cathy.
— Vous aussi, vous savez ? Vous savez, n’est-ce pas ? Elle partit d’un rire diabolique.
— C’est si fragile, la nuque d’un enfant… Crac ! Elle hocha la tête, défigurée par la haine.
— Alors, ce fusil, David, vous ne le prenez pas ? Allez-y ! Allez, sale morveux !
David fit deux pas en arrière, lui intimant de se calmer.
— Prenez-le ! Espèce de porc !
Il était incapable de faire un geste.
— On croyait peut-être qu’on allait me baiser si facilement ! Elle finit par désigner la seringue.
— Je suppose que vous savez comment on procède !
— Emma, je vous en prie. Non…
— Attention David… Je vais crier…
David s’empara de la seringue et l’approcha de son bras droit.
— Emma… Je… Je regrette. Je veux discuter avec vous. Je…
— Évidemment… Maintenant que vous m’avez insultée ! Vous auriez pu facilement éviter tout cela. Mais je pense que vous retiendrez la leçon. Vous êtes intelligent, vous apprenez vite.
— Je ne recomm…
— Haaa ! Haaaaaa !
Il planta l’aiguille dans son avant-bras, sans injecter.
— Dites-moi au moins de quoi il s’agit !
De l’autre côté du couloir, Cathy suppliait en hurlant.
S’immoler ou faire exécuter sa fille…
Le liquide disparut dans son organisme.
L’effet fut immédiat. Le brouillard. David voulut s’abandonner à l’appel du sommeil mais la délivrance n’arriva pas. Juste cet ignoble écran grisâtre. Il se sentait mou et vulnérable. Il s’effondra sur le lit, les yeux grands ouverts.
Il resta conscient tout le temps où Emma le caressa. Une haleine infecte lui fouetta les narines. Elle l’embrassait sur les lèvres.
Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à faire un seul mouvement.
Elle lui chuchotait à l’oreille.
— Je sais que tu m’aimes quand tu me regardes de cette façon… Regarde-moi, regarde-moi encore… Tu vas m’aimer David… Je sais que tu vas m’aimer…
Il lui sembla l’entendre répéter ces mots, cent, mille fois, là, tout près. Il sentit les doigts d’Emma se rétracter sur ses omoplates.
Un muscle chaud pénétra entre ses lèvres écartées et vint s’enrouler autour de sa langue. Il eut l’impression que le baiser répugnant dura des heures.
Puis, quand elle descendit en direction de son pantalon, il bascula la tête et fixa désespérément la porte fermée, de l’autre côté du corridor.
David se réveilla en sueur. Très vite, l’idée qu’il venait de sortir d’un mauvais rêve s’estompa. Le cauchemar n’était pas en lui, mais hors de lui, là, de l’autre côté de cette porte.
Il chercha à tâtons sur le mur, derrière le lit, et appuya sur l’interrupteur.
Un bref regard sur sa montre. Cinq heures du matin. Pas un son dans le chalet.
Il se jeta sur sa tasse de café froid, posée au pied du lit, et dévora ses tartines. Il n’avait pas particulièrement faim, mais il fallait chasser cette sensation de salissure qui lui imprégnait les lèvres. Elle l’avait embrassé, humilié, violé. Il se rappelait cette puanteur en lui, alors qu’il se trouvait immobilisé, drogué. II cracha sur le sol, se frottant la bouche avec dégoût.
Il se leva sans faire de bruit et, légèrement nauséeux, essaya sans succès d’ouvrir la porte. Il colla son oreille contre le bois. Arthur était-il là, derrière, recroquevillé ?
David se mit à tourner en rond. Il fallait trouver le moyen de foutre le camp d’ici, à tout prix. Réveiller Clara et Cathy, et déguerpir au plus vite… Puis se cacher, se réchauffer mutuellement, se serrer les uns contre les autres. Atteindre le 4x4, avant de foncer vers la route. Délivrance. Et, enfin, appeler les flics, tous les flics du monde…
Comment faire ? Assommer Emma à sa prochaine visite avant qu’elle hurle ? Trop risqué. La moindre erreur, et Arthur tordrait le cou à Clara. Ce salopard le ferait.
Quel lien l’unissait réellement à cette folle ? Il la connaissait depuis toute jeune. Était-il possible qu’il fût… de sa famille ? Ou alors son psychologue ? Et qu’il ait organisé cet effroyable traquenard pour servir leur folie commune ? Pour que, pleine d’espoir et d’illusions, elle se libère de sa souffrance ?
David se rappelait les longs moments qu’ils passaient à deux, tard dans la nuit, à comploter au pied de la cheminée. Cette terreur muette qui semblait s’emparer d’Emma, cette réaction d’orpheline à chaque fois qu’Arthur s’éloignait d’elle. Son besoin permanent de se sentir rassurée et de se laisser guider.
Père-fille, ou maître-esclave ? Qui était le plus détraqué ? Il pensa à Charybde et Scylla, monstres mythologiques qui dévoraient les marins circulant entre leurs rochers. Arthur était dangereux, mais Emma pouvait l’être deux fois plus. Au prochain pas de travers, David savait qu’elle n’hésiterait pas à lui faire mal. Très mal.
Jusqu’où iraient-ils ? Et où pouvait bien être Adeline ? Et si…
Plus que tout au monde, il éprouvait l’envie de serrer son épouse dans ses bras. Tout oublier. Tout recommencer. Se faire pardonner son manque d’attention, son égoïsme. Les avoir amenées ici, sans garanties, tout ça pour… des rêves de gloire, d’argent.
Indirectement, il leur avait tranché la gorge. Exactement comme Emma l’avait fait avec Grin’ch. Cathy et Clara. Son sang. II appuya ses poings contre la porte, submergé par une vague de colère et d’impuissance.
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