Les flocons s’écrasaient sur la vitre, telles des météorites furieuses. Petit à petit, le chalet sombrait sous un monde de glace, dans l’oubli des hommes et l’indifférence de la nature.
— Pas moi, rétorqua-t-elle. Enfin, pas dans le même registre, je veux dire. On ne sait pas ce qui se trame dehors. Et si… si quelqu’un se décide à nous faire la peau ? Une espèce de malade mental, de tueur, comme l’illuminé de votre dossier ? Ce… Ce Bourreau… On pourrait tous nous massacrer, nous passer des vêtements fluorescents, faire le tour de la forêt en traînant nos cadavres, que personne ne s’en apercevrait.
— Brillante imagination. C’est moi le romancier, pas vous.
Elle n’esquissa pas l’ombre d’un sourire.
— Il ne s’agit pas de fiction. Des faits horribles se produisent tous les jours, même en pleine ville, alors ici… J’ai toujours détesté les forêts… Ça fait des années qu’elles hantent mes cauchemars.
David la fixa avec un intérêt grandissant.
— Quel genre de cauchemar ? J’en ai aussi un, récurrent, qui me harcèle depuis l’adolescence. Une gamine qui…
— S’il vous plaît, parlons d’autre chose, parce que là, je crois que je vais craquer.
— Vous avez raison, dit-il en se levant. De toute façon, il faut que j’aille travailler.
— Ah oui… Votre livre… Je ne sais pas comment vous réussissez encore à écrire…
David se dirigea vers le couloir. Il boitait légèrement.
— Vous ne restez pas un peu, lui demanda Emma d’une voix fragile.
— Il me reste cinq pages à faire, ça risque d’être difficile, murmura-t-il. Je suis exténué. Vous n’avez pas sommeil ?
Elle se rongeait les ongles.
— Contraire à votre femme, je ne vais pas réussir à dormir. Surtout dans cette pièce avec… ces Gerippe , visibles de ma fenêtre. Tout cela est véritablement ignoble.
— C’était la seule chambre libre, désolé…
— Je… Je préfère encore attendre ici, dans le feu. Je ne sais pas comment vous faites pour rester si… positif. Je suis… terroriste…
— Terrorisée, vous voulez dire.
Elle frissonna.
— S’il vous plaît… Restez… Histoire de discuter d’autre chose que… de ce qui se passe à l’extérieur… J’ai besoin de… Je ne sais pas… ça me ferait du bien de parler…
— C’est que…
Les flammes projetaient des nuances rouges sur la partie gauche de son visage, tandis que le profil droit restait dans l’ombre.
— Arthur m’a dit que… vous êtes écrivain ?
David s’avança. Elle le détaillait avec attention. Elle se décala légèrement, afin qu’il s’asseye. Mais il resta debout, appuyé sur le dossier d’un fauteuil.
— Écrivain, écrivain… disons que j’ai écrit un roman.
— Alors il ne s’agit pas que d’une légende. L’écrivain… qui s’isole dans des endroits sinistres afin de creuser son aspiration.
— Inspiration. Il faut avouer que cette situation est particulière… Mais ce serait trop long à vous expliquer, pour ce soir. Maintenant, si vous permettez…
Elle acquiesça, déçue. Depuis la cuisine, c’était au tour d’Adeline de les observer, par-dessus le mur où reposaient les brocs en faïence.
— Je ne sais pas vous intéresser beaucoup, reprit Emma.
— C’est pas ça du tout, mais…
— Il est certain que vous devez avoir une vie bouillante, comparée à la mienne.
— Pourquoi vous dites…
— Mon existence est d’un ennui accablant. Je dois sentir la vieille fille à plein nez.
— Vous interrompez toujours les gens comme ça ?
— Mon métier qui veut. Moins vous laissez causer le client, plus vous ven…
— Moi, mes clients, ils parlent rarement, l’interrompit à son tour David.
— Et qu’est-ce que vous faites ?
— Thanatopracteur…
Elle écarquilla les yeux.
— Pardon ?
— Ah, comment expliquer… Je… prépare les gens, quand ils sont morts, pour les rendre présentables à leur famille, avant leur enterrement.
— Non ! Ah ça, c’est incroyable ! Je n’aurais jamais cru !
— Pourquoi ?
Elle haussa les épaules. Deux sacs d’os qu’un marionnettiste délirant paraissait manipuler. Son cou, anormalement gros, donnait l’impression d’un personnage fait de pâte à modeler, ceux dont on assemble la tête et le reste du corps d’un coup de poing.
— Je… Je l’ignore. Vous êtes jeune, et votre très jolie apparence… est plus proche du romancier de ténèbres que d’embaumeur… Vous devez avoir un tas d’ Anekdoten . Des morts qui se réveillent, par exemple, alors que vous les découpez. Ou… Je ne sais pas. Racontez !
— Désolé, mais…
— Au moins une !
David se réfugia derrière un sourire de politesse. Il détestait cette proximité qu’elle lui imposait.
— Non, non… Ce ne sont pas des choses dont on peut rire.
— Ne le prenez pas comme ça… S’il vous plaît, restez encore un peu. Je ne vous intéresse vraiment pas du tout ? Pourtant, vous avez risqué votre vie pour moi, sans vraiment me connaître. Et maintenant que vous avez l’occasion, vous fuyez ! Pourquoi ?
— Mais… Je n’ai pas risqué ma vie pour vous !
— Si ! Vous avez essayé d’aller à ma voiture pour…
— Mais non ! Je voulais juste comprendre ce qui vous était arrivé !
— Une cigarette… Il me faudrait vraiment une cigarette… Personne n’a ça, ici ?
David s’éloigna dans l’obscurité, sans même lui répondre.
— Si je prends peur, je sais où vous retrouver, ajouta-t-elle encore, criant un peu fort. Dans le Labor , je crois ?
De la cuisine, Adeline lui lança un regard de tueuse. David posa son index sur ses lèvres.
— Chut, vous allez réveiller tout le monde. Oui, je travaille dans le laboratoire. Mais s’il vous plaît, évitez de venir pendant que j’écris… Même Cathy ne le fait pas.
Il l’entendit marmonner quelque chose, mais ne s’en soucia pas. Il s’envolait déjà vers Ailleurs. Son ailleurs.
La Rheinmetall noire, sous l’ampoule pleurant ses watts. Le siège en cuir usé, juste devant. Autour, les luminescences vertes des Hydrotaeapilipes et autres comparses ailées. Plein sud, une large vitre, avec, pour toile de fond, les mâchoires charnues de la forêt. Cette pièce ressemblait à une salle d’exécution. La chaise électrique, au centre. Les yeux des observateurs, partout sur les murs. La glace du silence. Et lui, le condamné.
Cette image lui plut, en définitive.
Une fois la porte fermée, David s’installa, descendit d’un trait un verre de whisky, s’en servit un deuxième… Des craquements, dans le corridor. Sans doute Emma ou Adeline qui allait finalement se coucher.
Il patienta calmement, le temps que l’alcool fasse son effet.
Il brancha le lecteur CD et régla le volume au minimum. La Jeune Fille et la mort . L’allégro d’ouverture qui, chaque fois, le transperçait d’émotion.
Poils hérissés… Mains qui se rétractent… Doigts qui s’abattent sur les touches…
L’homme face à sa machine. Place à l’inconscient. Au moins soixante-dix pour cent des capacités cérébrales… Un renard, caché au fond d’un poulailler.
En avant… Phrases hachées, lettres torturées. Le style d’un boucher, entre les vers d’un poète. Quand il écrivait, il ne songeait plus qu’à cette face noire du monde. L’horreur, prête à jaillir dans le poison de ses lignes.
Cette forêt muette… Ces événements… Il en frémissait d’excitation…
À présent, le tsunami.
Ses pages… Les mots qui se déversent… Son héroïne, Marion, qui vient d’échapper aux griffes du Bourreau. La fumée qui sort de la cheminée. Elle pénètre dans le chalet, le souffle déchiré… Appelle à l’aide… Personne… Cuisine, salon. Sur le lit de la chambre, des revues pornographiques, des menottes, des cordes, imprégnées de sang séché. Elle est chez lui ! Chez celui qui vient de tuer son mari d’une balle dans la tête ! Et son enfant ? Qu’est-il arrivé à sa fille ? Comment a-t-elle pu les abandonner ? « Lâche ! Sale traîtresse ! » se maudit-elle. Elle s’effondre, se relève. Fuir, fuir… Un claquement de porte… Prise au piège. Des pas lourds. Le plancher qui craque, doucement, comme si l’autre marchait au ralenti. Le bruit qui enfle. Il approche. Elle veut mourir. Qu’il la tue ! Une douleur au creux de son ventre. « Non ! Ne crie pas ! Ne crie pas ! » Elle roule sous le lit. Ses muscles la brûlent.
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