Les autres s’étaient réunis autour de la cheminée. Plus personne n’avait envie de discuter ou de faire semblant. Le repas du soir n’avait pas été préparé, celui du midi, laissé sur place. Seule Clara dormait paisiblement.
Adeline brisa le silence :
— Je… Je crois qu’on devrait parler de ce qu’on va faire demain, osa-t-elle d’une voix qu’elle aurait souhaitée moins chevrotante. Au cas où… où il ne reviendrait pas cette nuit…
Cathy réagit du tac au tac :
— Comment peux-tu envisager qu’il ne revienne pas ! hurla-t-elle. C’est impossible !
Elle s’avança vers eux.
— De toute façon, encore une heure… Encore une heure et je vais le chercher. Avec une bonne lampe, des vêtements chauds…
— Je… Je ne veux pas retourner là-bas ! protesta Emma.
Elle rabattit ses mains sur sa poitrine, dans un geste de repli.
Adeline s’approcha de Cathy.
— Ce soir, ce ne serait pas raisonnable. Nous mourrions de froid… On partira à sa recherche dès le lever du jour… À plusieurs, et… armées…
— Vous êtes capable d’utiliser ce machin, vous ? intervint Emma en montrant le fusil au-dessus de la cheminée. On ne sait même pas si c’est rempli de balles ! Je… Je n’irai plus dans la forêt !
— Vous pourriez pas la boucler ! rétorqua la rouquine en lui attrapant le poignet. Je vous rappelle que si David est parti là-bas, c’est uniquement à cause de vous ! Quant aux cartouches, il y en a une boîte complète dans le laboratoire !
Emma se débattit. Ses joues viraient au rouge méchant.
— Lâchez-moi, dummkopf !
— Lâche-la ! répéta Arthur.
— Si elle veut rester, qu’elle reste ! s’écria Cathy d’une voix outrée. Moi, j’irai ! Seule ou accompagnée ! Avec ou sans arme !
Adeline se pinça les lèvres, les yeux rivés sur le Weatherby Mark.
— Je… Je viendrai avec toi, mais… j’ignore jusqu’où je pourrai avancer… Mon asthme…
Elle fut interrompue. Le bruit de la poignée, puis des coups répétés sur la porte.
Cathy se précipita, tourna les verrous, ouvrit en grand.
Des rouleaux de flocons s’engouffrèrent dans la pièce.
Un spectre courbé, dans l’embrasure. Le visage creux et terrifié. Le bonnet, le front, les sourcils ensevelis sous d’épaisses couches de glace.
Cathy l’entoura de sa chaleur explosive.
— Oh ! Mon chéri ! Mon chéri !
David enleva son bonnet, se frotta le visage et lança, les cordes vocales brisées :
— Qu’est-ce… qu’on mange ?
Il enlaça violemment son épouse, l’arrachant même du sol. Elle pleurait à présent de bonheur, comme elle n’avait jamais pleuré. Emma et Adeline s’étaient levées. La rouquine s’approcha pour l’embrasser, puis se trouva gênée devant cet être dont elle avait souhaité le retour plus que tout au monde. Elle plongea timidement les mains dans les poches de son jean.
— J’avoue que vos allers-retours incessants à la cafetière commençaient à nous manquer, lui lança-t-elle.
— Je compte… bien me rattraper… répliqua David en retirant son blouson.
Son regard tomba alors sur celui d’Emma, qui se tenait là, derrière. La silhouette longiligne… Ces yeux, curieux et effrontés… Cette rigueur sur le visage… Cette femme, il l’avait posée à plat, le matin même, sur les pages de son thriller ! Son personnage, échappé des griffes du Bourreau !
— Il est rare de… d’éprouver tant de peur pour quelqu’un sans même le connaître, confia Emma en lui tendant la main. Ravie de vous rencontrer, malgré ces circonstances… spéciales…
David la salua, dissimulant son trouble derrière un sourire gêné. Emma prolongea longuement le contact de leurs doigts.
— Vous avez failli y mourir… de ma faute… ajouta-t-elle, sans le regarder vraiment. C’est très courageux. Vous…
— Arrêtez cette hypocrisie ! l’interrompit Cathy en se faufilant entre eux. Il n’y a pas cinq minutes, vous ne vouliez pas lever le petit doigt pour aller le secourir !
La brune s’écarta, prête à répondre, le regard mauvais.
— Dites donc ! s’exclama Arthur. Voilà des retrouvailles mouvementées ! Tu nous as fait drôlement peur !
Adeline revint avec une serviette. David s’écrasa dans un fauteuil, ses traits étaient tirés, ses lèvres craquelées. Cathy lui essuya les cheveux.
— Crevaison, à dix kilomètres d’ici, raconta David. Les quatre pneus. Une herse, en travers de la voie, cachée sous la neige.
Cathy, la serviette dans les mains, s’arrêta net. Après la Chose, la herse.
— Ce taré de Franz ! lança Adeline. Cette fois, il n’y a plus de doute !
David massait ses cuisses raidies.
— Je n’en ai malheureusement pas la preuve, regretta-t-il en faisant une grimace tant ses muscles lui tiraient. J’ai suivi des traces un bon bout de temps, jusqu’aux tourbières… où j’ai manqué de… me perdre.
— C’est forcément lui ! insista Adeline.
— Non, non… Pas obligatoirement, reprit David. D’autres chasseurs vivent peut-être dans la forêt… II… Il est certain qu’il s’agit de quelqu’un qui connaît bien la région, mais… si c’est Franz, pourquoi est-il allé poser la herse si loin ?
— Pour éviter qu’on le soupçonne ! Pourquoi vous ne voulez pas voir la vérité en face ? Qui rôde dans les parages ? Qui a pénétré ici ? Qui a posé ces lapins dépiautés ? Qui a dérobé les volets ? Il veut nous effrayer !
De ses deux mains, elle tira les traits de son visage, donnant l’impression qu’il était aspiré par-derrière.
— Une herse ! Et comment on va pouvoir repartir, maintenant ? demanda Cathy.
Elle se tourna vers Arthur.
— Dites-moi que vous avez des roues de secours !
— Une seule…
— Mais ! Mais vous pouvez bien joindre Christian ?
— Pas plus que vous.
— C’est pas vrai… C’est pas vrai !
Tout s’accélérait dans sa tête. David se leva et la prit dans ses bras. Emma se tenait en retrait, les yeux brillants. Son cœur battait encore furieusement.
— La situation n’a rien de dramatique, tempéra Arthur. Nous dispo…
— Là, tu m’excuseras, l’interrompit Adeline. La forêt, l’hiver, une femme qui débarque les vêtements lacérés, à la limite de rendre l’âme, et une Chose, dehors, qui vient d’anéantir notre seul lien avec le reste du monde. Impossible d’appeler du secours, évidemment, puisque nos téléphones ne fonctionnent plus. Et je suppose que, hormis Christian, censé venir nous chercher dans plus de trois semaines, personne ne sait où nous nous trouvons ? Je me trompe ?
Elle se tourna vers David.
— Non, répondit-il. Les parents de Cathy nous savent en Forêt-Noire, mais pas précisément où.
— Et pour vous Emma, c’est pareil ! Personne n’est au courant que vous avez pris cette route ! Autrement dit, ils peuvent vous rechercher n’importe où entre la France et l’Allemagne. C’est bien ça ?
Emma hocha la tête.
— Donc, tu avais bien raison, Arthur. La situation n’a rien de dramatique !
Il la fusilla du regard.
— Tu sais, je ne fais que constater ! Mais vas-y, grogna-t-elle encore. Vire-moi ! Et appelle-moi un taxi avant !
Le vieil homme ignora la remarque.
— Nous disposons de nourriture, de médicaments, d’armes… Ici, nous ne craignons rien. Je pense qu’on cherche juste à nous intimider…
— Formidable ! maugréa Adeline. En fait, nous sommes relégués au rôle de guerriers assiégés !
— Ecoute, calme-toi un peu ! Si celui qui a griffé Emma avait vraiment voulu l’éliminer, tu ne crois pas qu’il y serait parvenu ?
— D’autant plus que… là où j’ai crevé, il n’y avait que vos empreintes, précisa David en se tournant vers Emma. Apparemment, cette « chose » ne vous a pas poursuivie…
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