Et n’en sont jamais revenus. »
Notes personnelles de Jonathan Touvier, 12 juillet 1991
Mes lèvres lâchent des mots ressurgis du fond des temps :
— C’est lui. C’est Max Beck.
Michel relâche la pression et roule sur le côté. Il éteint le réchaud et doit probablement se mettre dans la même position que moi. Allongé sur le dos, pieds et bras écartés.
— Max Beck, d’accord. Le mort tombé de la montagne… Mais Max Beck ou pas, ce n’est pas vraiment ce qui m’intéresse le plus maintenant. Ce que je veux savoir, c’est comment on sort d’ici. Merde, elle est où, la solution ? Des lettres, des chiffres. Et le cadenas s’ouvre. Comment il s’ouvre ?
Je n’arrive toujours pas à y croire. Dix-neuf années de silence… Tous les articles sur sa mort… L’enterrement… Qui aurait pu survivre si haut, si longtemps avec une jambe brisée ? Après être redescendu seul, je suis resté cinq jours à notre camp de base, pour m’assurer que Max était bel et bien mort. Il aurait survécu aussi longtemps en haute montagne, avec des nuits glaciales, sans eau, sans nourriture ? Comment a-t-il pu ?
Les récits impossibles pullulent en alpinisme. Ne sommes-nous pas en train d’en vivre un ? D’une façon ou d’une autre, Max a survécu et il est revenu se venger. Dix-neuf ans d’une préparation sans faille. Dix-neuf ans pendant lesquels il a vu que je lui avais tout pris.
Au fur et à mesure, je saisis le sens de mon enfermement. Voilà huit jours que je suis piégé dans des conditions épouvantables, accroché à une ultime lueur et pourtant, je suis toujours en vie. Parce qu’il y a quelque chose de profondément illogique là-dedans, un mystère qui pousse notre volonté de survivre au-delà des limites physiques et mentales. Max a survécu dans la montagne, il me force à survivre ici. Il reproduit sur moi toute la souffrance qu’il a endurée.
J’écrase mes mains sur mon visage.
— Dieu seul sait comment, mais il est revenu parmi les vivants.
— Tout ça pour se suicider ensuite dans la galerie avec un revolver ? Sans avoir la joie de te voir en baver ?
— Il en aurait été capable. Pour le geste, pour une cause que lui seul comprenait. Oui, il aurait été capable d’organiser tout ça. Il n’avait plus d’autre raison de vivre que celle de se venger.
Michel soupire bruyamment. Je sens de la résignation dans son souffle.
— Je vais bientôt prendre ce réchaud et peut-être me faire exploser la tête, moi aussi. J’étais celui qui devait sauver ta femme. Alors, j’estime avoir le droit de savoir. De connaître la vérité.
Je me mets à raconter.
— Voleur, menteur, tueur. Des mots qui ne prennent un sens que… que maintenant, et qui me concernaient, moi et moi seul. Voleur, le premier mot… C’était fin mai 1991. Je rentre de Lima, seul, dix jours après le drame. Dans un sale état physique. Françoise m’attend à l’aéroport, de l’autre côté de la vitre. Elle pleure, et moi, j’ai froid comme jamais. J’aime cette femme, Michel. Elle vient de perdre son mari et je crois qu’à ce moment-là je ne l’ai jamais autant aimée. Je ne peux pas t’expliquer ce sentiment effroyable. Je venais de voir partir un homme mais c’était comme si, en même temps, je me sentais…
— … soulagé ?
La réponse peine à arriver. Quand on retient la vérité trop longtemps, elle se fossilise, quelque part en soi.
— Peut-être, oui. Soulagé. Depuis plus d’un an j’étais amoureux d’elle, et j’étouffais à chaque fois que je la voyais. Comme si… Comme si Max me prenait tout mon oxygène, à la manière d’une puissante montagne. C’était un sentiment horrible, invivable. Il n’y avait rien d’heureux là-dedans, juste de la souffrance parce que j’aimais la femme d’un autre et que je savais qu’il n’y avait aucune solution, aucune réponse. La montagne ne m’a jamais apporté cette souffrance-là, celle du cœur. Je ne la connaissais pas.
Une goutte d’eau s’écrase sur mon cou. Elle glisse dans ma nuque et me frigorifie. On dirait la caresse de la mort.
— Dans le hall de l’aéroport, Françoise s’effondre dans mes bras en me maudissant. « Pourquoi ? » elle hurle. « Pourquoi il est parti comme ça, sans dire au revoir ? Pourquoi tu n’as pas pu le sauver ? » Je suis abattu, perdu, je ne trouve rien à lui répondre. Je n’ai jamais été vraiment doué dans les explications délicates. Puis, elle lève ses yeux vers moi et m’annonce qu’elle est enceinte de deux mois. Pour moi, le monde s’écroule plus encore.
Mon estomac se tord. Chacun de mes mots est une vomissure. Michel fait crisser ses gants dans la glace autour de lui.
— Tu as fait croire à tout le monde que ce bébé était le tien, c’est ça ? Que Claire était ta fille ?
— Cette enfant, elle aurait très bien pu être de moi. Françoise et moi, il nous est arrivé une fois de… Enfin, ça s’est fait peu de temps avant le départ pour le Siula Grande. Il restait quand même un doute, tu comprends ?
— Un doute qui a dû se dissiper très vite, je suppose.
— Tout le temps de la grossesse, on n’a pas cherché à en savoir davantage. J’étais avec elle, on était bien, tous les deux. Françoise faisait lentement le deuil, et ce bébé était le nôtre. Mais… À ses deux ans, Claire portait certains traits de Max, les yeux surtout. Je n’étais pas son père, mais j’aurais dû l’être.
J’attends une réplique qui ne vient pas.
— J’ai tout arrêté. Extérieur , ma vie de voyageur. On a déménagé d’Embrun pour Annecy, on a gardé le secret, pour Claire. Pour qu’elle ne grandisse pas avec un père mort, un père qui courait les prostituées et frappait sa femme. En dépit du grimpeur et de l’ami génial qu’il était en montagne, Max n’était pas un homme bon. Il ne méritait pas une famille. Il méritait de…
Une autre goutte tombe du plafond sur mon œil, comme une larme.
— J’ai aimé et élevé Claire comme ma propre fille. Elle était ma fille ! C’est moi qui ai assisté à la naissance, lui ai donné ses premiers biberons et l’ai amenée à l’école. C’est moi qui lui racontais des histoires, la conduisais à son club de sport et chez ses amis. Mais à chaque fois que je la regardais, c’est Max que je voyais. Je n’en pouvais plus… Même encore aujourd’hui, à cinquante ans, cette histoire me hante. Avec Françoise, on devait dire à Claire la vérité, quand elle aurait ses vingt ans. Tout faire sortir d’un coup et ne plus jamais en parler.
Le silence m’enveloppe, puis la flamme du réchaud jaillit entre nous deux. De curieuses formes dansent sur le masque de Michel. Ses yeux m’apparaissent noirs et brillants. Il approche son visage du mien, au plus près, et dit :
— Il a écrit « Menteur ». C’est le deuxième mot. Je suppose que ce mot est lié à autre chose qu’à ton enfant ? Un autre secret en rapport avec Max Beck ?
Je retire mon gant droit et frotte mes joues où coulent cette fois de vraies larmes.
— Tu vas être le seul homme au monde à savoir, Michel. Je ne l’ai jamais dit à personne. Pas même à ma mère, ni à ma propre femme.
— Je dois le prendre comme un honneur ?
Je pourrais me taire et mourir avec ce secret. Tout emporter avec moi. Mais je lui dois bien la vérité.
— Max n’est pas mort en disparaissant dans le vide, comme je l’ai toujours affirmé. Nous étions encordés.
L’image du nœud de chaise effectué par Max autour de sa taille, ce matin-là, me torture depuis plus de dix-neuf ans. Je baisse les paupières.
— J’ai menti aux journalistes, à la police, aux assurances, à tout le monde. Là où Max et moi nous trouvions, sur cette corniche perdue dans l’espace, il n’y avait pas de témoins. Pas d’enquête. C’était si facile de mentir.
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