— Faut que je sorte d’ici… Très vite. Avant que…
Il se fige, le regard vers ses pieds. Le moment pendant lequel il ne bouge pas est interminable. Soudain, il se penche sur Farid et enfonce la sucette brûlante entre deux maillons, au niveau de la poitrine. Un abominable crissement de chair grillée me vrille les tympans. Farid se met à hurler. Je me débats dans mes entraves jusqu’à ce que la douleur me torture.
— Arrête ! Arrête, bon Dieu !
Michel reste debout, les jambes écartées. Il halète fort. Je baisse les paupières, l’image de la fourchette qui s’abat est fichée en moi, indélébile. Je dois réagir, tout faire pour arrêter le massacre. Impossible avec l’entrave. Il ne me reste que ma voix, qui crie et se bat. Michel ne m’écoute pas. Dans son univers de folie, je n’existe plus.
— Il faut que tu parles. Ça ne sert à rien de résister. Je vais te tuer, Farid. Quoi qu’il advienne, je vais te tuer.
Farid sanglote, tousse, s’étrangle. Ses globes oculaires roulent, il n’est pas loin de l’évanouissement. Je m’agite comme un diable et hurle. Mon impuissance me torture, je revis, de plein fouet, l’épisode de la mise à mort de Pok. Lentement, le jeune revient à lui. Il continue à clamer son innocence dans un râle à peine audible, tandis que Michel lui jette des liasses et des liasses de billets sur le visage.
— Ce fric, qu’est-ce que c’est ?
Farid bascule un peu, le manche de la fourchette reste collé à sa peau. Il crache un filet rougeâtre, il a dû se mordre la langue ou les joues jusqu’au sang. J’aimerais être mort. Dix fois mort. Michel demeure imperturbable.
— Très bien. Je vais m’intéresser à ta petite gueule, cette fois.
Il s’empare de l’autre fourchette et la passe à travers la flamme vorace.
— Je vais te crever. Je te jure qu’après t’avoir enfoncé tout ça sur la tronche, je vais te découper en morceaux si tu ne parles pas. Et je me fabriquerai des bottes avec ta peau.
Les yeux de Farid s’écarquillent, il se met à hurler. À travers les chaînes, je vois ses ongles se rétracter sur le métal. Michel se retourne encore, brandit des poings dans le noir, se gratte violemment dans le cou en grognant. Le feu rayonne sur son épouvantable masque maculé. Le plastique de la fourchette se met à couler, Michel tourne le poignet comme s’il cuisait des chamallows au bout d’une brochette. Je suis persuadé qu’il apprécie ce moment. Qu’au fond de lui-même, il aime inculquer la souffrance.
— Tu préfères l’œil droit ou celui de gauche ? Les deux ?
Je voudrais pouvoir détourner la tête, ne pas regarder. Je voudrais, à ce moment, ne jamais avoir existé. Farid réussit à bafouiller :
— Je t’ai sauvé… la vie. Tu te rappelles, la stalactite ? Tu te rappelles ?
— Tout ce que tu as fait, c’est prolonger mon calvaire.
Il se lève et approche le morceau ardent du visage de Farid. Le jeune explose en larmes. Michel n’interrompt pas son geste. À quelques centimètres seulement de l’œil.
— C’est bon ! C’est bon, je vais tout te raconter ! Arrête ! Arrête, par pitié !
Michel hésite, il respire comme un fauve. Si l’instinct l’emporte, Farid est fichu. Alors je hurle encore, l’exhorte à écouter Farid. Il se tourne dans ma direction, me fixe longuement avant de revenir vers sa victime.
— On t’écoute. Et t’as tout intérêt à ne rien oublier.
« Nous avons deux cerveaux superposés : celui incapable de s’exprimer autrement que par giclées d’adrénaline, et l’autre, capable de comprendre les mathématiques, les langues, l’origine de l’univers. Le monde civilisé est là pour étouffer l’un, et mettre en lumière l’autre… »
Notes personnelles de Jonathan Touvier, 1993
Farid souffle d’une respiration vive, bruissante. Sans plus de forces, il hoche le menton dans ma direction.
— Je suis désolé, Jonathan, mais y a un tas de choses qui… vont pas te plaire.
Ma gorge se serre.
— Vas-y, je lui dis. Toute la vérité…
Farid repose sa nuque fatiguée et fixe le plafond.
— Ça a commencé il y a cinq ans… À quatorze ans, j’allais plus beaucoup à l’école, j’y arrivais pas. Je passais beaucoup de temps dans les mauvais quartiers de Lille. Lille-Sud, surtout, puis je traînais aussi du côté de Roubaix, Tourcoing, dans les sales endroits, avec des sales types. Ça a été les débuts avec la drogue, les mauvaises fréquentations, les vols. Scooters, autoradios, portefeuilles…
Son monologue est entrecoupé de toux, de claquements de dents, de pleurs. Parfois, je le sens partir, le silence s’étire et il revient dans ses explications, à demi conscient.
— J’ai été embarqué dans des mauvais coups, c’était comme… comme une spirale dont je n’arrivais pas à m’extraire. Avec deux autres connaissances, des adultes, on s’est mis à cambrioler dans les maisons. On piquait tout ce qu’on pouvait revendre. Des téléviseurs, micro-ondes, réfrigérateurs, matériel de jardin ou de bricolage, même des tondeuses. C’était facile, ça marchait bien. Un jour, un de mes potes me branche sur un coup d’enfer. Un type qu’il rencontre depuis quelques semaines leur propose un deal simple, pour un beau paquet de fric. Un deal sur Annecy…
Il me regarde, les yeux pleins de larmes. Je crois que je vais vomir.
— Ça m’a fait tilt quand tu m’as parlé de ce cambriolage. Je me suis senti… comme abattu, perdu. Tu avais raison, c’est moi qui suis venu chez toi, il y a quatre ans. Le type, il… il nous avait juste demandé de tabasser le chien.
Il aspire bruyamment la morve coulant de son nez.
— Ça n’avait rien de personnel. C’était juste un contrat, tu comprends ? Ton chien, on savait qu’il était pas méchant, il aboyait même pas, le type avait tout expliqué à mon pote. On devait rien voler, juste frapper. Une fois à l’intérieur, on a cogné. Une fois d’abord, ça suffisait. Il… était dans les vapes. Mais… le type, il avait bien dit que… qu’il fallait l’amocher. Alors avec les deux autres, on s’est acharnés dessus. On l’a tabassé à mort. On croyait que t’étais pas là, il y avait pas de voiture, pas de lumière, rien. Mais toi, t’étais là, hein ? T’es resté en haut, dans ta chambre. Si t’étais descendu, on se serait tirés, tout de suite. Mais là… Notre violence, elle avait plus de limites… (Il regarde Michel.) Il n’y avait plus de règles.
Je roule brutalement de l’autre côté et tousse, au point de m’étouffer. J’ai serré contre moi le bourreau de mon Pok. Je l’ai aimé, ce môme, je croyais en lui, en sa loyauté. Seigneur, jusqu’où va-t-on me briser ? Vidé de mes forces, de toute envie de vivre, je reprends ma position latérale dans leur direction.
— Il y a trois ans, je me suis fait prendre en volant un scooter. J’avais à peine dix-sept ans. Ils ont trouvé de la drogue aussi, chez moi. Par chance, il n’y a pas eu de rapprochement avec mes coups d’avant, les vols et les cambriolages. Alors, j’ai été placé dans un centre éducatif, j’en ai chié pendant deux ans, je te le jure. Mes parents, ils m’ont jamais pardonné, je les ai pratiquement plus revus. J’ai pas de frère, t’as raison, Jonathan… Cette tronçonneuse, dans la fourgonnette de la photo, elle… elle a un rapport avec notre présence ici.
— Dis-nous la vérité !
Il tousse encore. Qu’il crève. Je le déteste. Michel s’accroupit. Il rassemble des billets en un tas et y met le feu. Une ample flamme s’élève dans l’obscurité et commence à crépiter. De la chaleur, bon Dieu, de la bonne chaleur sur mon visage. Farid garde un temps les lèvres pincées.
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