— Quoi ? Qu’est-ce que tu as vu ?
Me voici à ses côtés, les pieds au bord du vide. Le courant d’air glacial m’ébouriffe les cheveux et pénètre les mailles de mon pull.
— Toi, en train de tomber.
Une brusque poussée dans mon dos me propulse vers l’avant. Mon cœur se soulève, mes doigts tentent d’attraper le bord opposé. La chute m’aspire. Un choc me donne l’impression que mon bras va s’arracher. Mon corps se fracasse contre la paroi, ma tempe gauche émet un drôle de bruit. Sonné, je gémis, relève les yeux. Je ne me trouve qu’à deux mètres du rebord, retenu à la chaîne tendue par l’entrave au poignet. Au-dessus, malgré le bruissement incessant de l’air, je perçois le bruit d’une lutte, puis un tambourinement sourd. Un râle. Une masse qui s’effondre.
Plus rien.
Je reste suspendu dans le vide. Le vent crie dans mes oreilles, file vers les entrailles. Il fait si sombre, dessous, que je ne distingue même pas mes chaussures.
Je serre les dents. L’anneau de métal me torture le poignet. Je lance mon bras gauche vers le haut, réussis à agripper la chaîne. Impossible de me hisser, il faudrait que ma main droite puisse repasser par-dessus, mais je manque de mou. Je lâche tout dans une grimace, essaie de saisir des aspérités dans la roche. Elle est trop lisse, trop glissante. Mes pieds battent inutilement le vide.
Je n’arrête pas de me dire que je vais tomber. Mourir. Je hurle ma peur, ma colère et, pour la première fois, supplie au pieu lointain de ne pas lâcher.
Un violent soubresaut m’entraîne un mètre plus bas. Nouvelle déchirure de douleur dans l’épaule. Je me débats en vain, pris au piège de la pesanteur. À présent, ma chaîne descend plus régulièrement, mon pantalon crisse contre la paroi, je pousse des pieds pour éviter de m’écorcher. Je ne regarde pas en bas, je ne peux pas. Le noir, les profondeurs. Cette impression d’infini, de ténèbres, de chute sans fin.
— Michel ! Arrête !
Je sursaute au moment où mes chaussures délacées heurtent une surface dure. Ma carcasse meurtrie se pose lentement sur la ridicule corniche, la pression dans mon bras enchaîné se relâche enfin. Je reste debout dans la douleur, me massant l’épaule. J’ai la sensation qu’on m’a enfoncé une épée chauffée à blanc dans le deltoïde, des tendons ont dû être étirés. La lumière jaillit, sept ou huit mètres au-dessus de moi. Vue d’ici, elle semble à l’autre bout de l’univers.
— Maintenant, tu regardes ce qu’il y a dans le sac !
La voix de Michel résonne de partout. Je discerne à peine sa sale gueule de métal, perchée au bord du puits.
— Qu’est-ce que tu as fait à Farid ?
— T’occupe pas de lui. Le sac, j’ai dit.
Plaqué contre cette paroi de cauchemar, je baisse les yeux. Le sac aux extrémités nouées repose à quelques pas, proche du vide. Mes jambes se mettent à trembler, j’éprouve le besoin de m’agenouiller mais la chaîne tendue m’en empêche.
— Donne-moi du mou !
Michel disparaît, le mou arrive. Je comprends alors qu’il a utilisé la lourde pierre pour contrôler ma chute — en la lâchant sur les maillons sans doute — et éviter que je ne m’écrase contre la corniche. Du bout des doigts, je récupère le sac-poubelle et le tire vers moi. L’aspiration d’air continue à siffler, c’est horrible. Je n’ai jamais vu un endroit aussi effroyable de ma vie.
— Je l’ai. Et maintenant, fais-moi remonter !
— Dis-moi d’abord ce qu’il y a dedans.
En plus de me congeler sur place, le courant descendant me force à hurler, tandis que Michel se contente de parler normalement. Je souffle sur mes doigts gelés, et défais le double nœud. Prenant garde à ce que Michel ne puisse pas voir, j’écarte un peu les pans de plastique.
Mes mâchoires se serrent. Je jette un bref coup d’œil. Seigneur… Farid…
Abattu, je referme.
— Alors ? Qu’est-ce que c’est ?
Je noue solidement l’extrémité du sac autour de ma cheville droite.
— Si tu veux savoir, fais-moi d’abord remonter.
Le vent me brûle les oreilles et me glace les os. J’ose un œil vers le bas. Vers le ventre du monde. Il n’y a rien. Je sens alors un mouvement dans mon dos. Je me retourne vite et aperçois, à quelques centimètres à peine, dans un creux de la corniche, un animal blanchâtre, sans yeux, d’une vingtaine de centimètres de long. Ses pattes ressemblent à de petites spatules gluantes. Une salamandre. Elle me fait penser à une larve de lézard géante, et a l’air de m’observer. Brutalement, elle se retourne et se met à fouetter l’air de sa queue. Je distingue, dans un renfoncement, des centaines de boules translucides. Ses œufs.
Cette femelle courageuse défend son territoire.
Ces mouvements que je distinguais sur la roche… c’était elle.
Ainsi, ce gouffre vit vraiment, il nous chuchote ses secrets. Les araignées, les salamandres, ces petites traces de moisissures qui commencent à se développer sur les serviettes humides. Combien d’espèces invisibles se nichent ainsi dans ses interstices ?
D’un coup, mon entrave se tend et m’arrache à mes considérations. Très vite, avec l’autre main, je m’agrippe aux maillons. Il ne me reste plus qu’à espérer que Michel trouvera assez de ressources pour me sortir de là.
J’abandonne la salamandre à son monde irréel. Petit à petit, je remonte, par à-coups de cinquante centimètres environ, et reste ensuite longtemps suspendu au même endroit. Je pense que Michel utilise le rocher en bloqueur, ce qui lui permet de se reposer entre deux efforts de traction. Mes muscles se tétanisent, mes avant-bras me brûlent. J’ignore combien de temps je vais tenir ainsi avant de m’abandonner à la pesanteur. La lumière grossit, les sons récurrents reviennent. Le bord du puits se présente enfin. Mes doigts usés s’y accrochent, je me hisse en même temps qu’on me traîne, me retrouve à quatre pattes, haletant, les mains à plat sur le sol. Sur ma gauche, Farid est allongé, inconscient. Un hématome gonfle sur sa tempe. Lorsque je lève les yeux, Michel se tient au-dessus de moi, la casserole au-dessus de la tête.
Un choc sourd.
Puis le vide absolu.
« Pourquoi certains hommes gravissent-ils des montagnes ? Simplement parce que la plupart des autres ne les gravissent pas. »
Message gravé sur un fanion anonyme, planté au sommet de l’Everest
C’est comme un cycle qui reprend. Un cauchemar qui ne trouve aucune porte pour se refermer.
Noir. Froid. Mal de crâne. Et immobilité. On prend les mêmes et on recommence.
J’ouvre, ferme les yeux. C’est pareil, l’obscurité est absolue. J’essaie de bouger, impossible. On dirait qu’un gigantesque boa constrictor me broie la poitrine. Je peine à respirer, gonfle mes poumons dans une grimace, c’est douloureux. Un cliquetis de chaîne accompagne chaque mouvement de ma cage thoracique. Mes bras sont plaqués le long de mes cuisses, mes jambes serrées l’une contre l’autre. Écrasées plutôt, comprimées pour être plus exact. Mon épaule droite me brûle. Je me rappelle la chute, dans le puits. La casserole qui se dirige vers mon visage. La déconnexion.
Je tente de me redresser, sans succès. De rouler sur le côté. Je sens alors, tout de suite contre mes épaules, une masse énorme qui empêche toute reptation, à gauche comme à droite. Un cercueil ne ferait pas mieux.
Je crois comprendre. Mon corps est complètement enroulé, momifié dans ma chaîne, et cerné de rochers disposés en muraille. Très vite, une image me revient à l’esprit : celle de ces deux demi-cercles, plaqués contre la paroi, que Michel a fabriqués avec ses pierres.
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