— Boucle-la ! Boucle-la ou je te crève ! Je vous crève tous les deux !
— Non, je ne la fermerai pas ! Pas cette fois ! Trois ans après sa mort, tu te décides à offrir ta moelle. Trois ans… C’est long… Pourquoi ? Peut-être as-tu enfin décidé de faire le deuil ? Sauver la vie d’un autre pour te sauver, toi ? Mais si ta femme, elle n’avait jamais voulu que tu sauves une vie ? Elle t’offre cette boucle d’oreille en avance sur ton anniversaire comme un symbole, pour te rappeler que Cédric existe encore, que tu ne dois pas permettre à d’autres personnes de vivre là où ton propre enfant est mort. Cette boucle d’oreille, c’est un avertissement. Un moyen de te dire : « Fais attention à ce que tu fais. Cédric est mort à cause des autres. Tu ne dois pas les sauver. » Elle refuse que tu donnes ta moelle mais toi, tu t’obstines. Vous vous disputez, sans doute. Quelque chose ne va plus dans sa tête, alors, elle te fait enfermer ici… Elle te punit toi, elle me punit moi, ma femme aussi.
Je le fixe avec intensité.
— Dis-moi que je me trompe.
Michel se dresse, me pousse violemment sur le côté et s’enfuit en courant dans l’obscurité. Je l’entends se lamenter et cogner dans la glace, avec sa main blessée, sans doute. Farid est resté calme. Il tourne et retourne ses gants sur ses genoux.
— Je sais plus quoi penser avec vous deux. D’un côté, je crois que tu as raison et, de l’autre, que t’es à côté de la plaque. Parce que même si tu dis vrai, pourquoi moi ? Et pourquoi sa femme aurait fait du mal à ta fille ?
« Je crois que tu le sais. Et que tu ne veux pas le dire.
Farid disparaît dans son duvet. Très vite, je suis confronté à une autre réalité, bien pire que la nôtre : Françoise est condamnée à mourir seule.
« Si je tiens tant à escalader l’Everest, c’est parce qu’il est là », George Mallory (1886–1924)
« Les mystères de l’alpinisme sont aussi impénétrables à ses pratiquants qu’à ceux qui ne mettent jamais les pieds en montagne », Jean-Christophe Lafaille (1965–2006)
« L’alpiniste est un homme qui conduit son corps là où, un jour, ses yeux ont regardé », Gaston Rébuffat (1921–1985)
« La montagne n’est ni juste, ni injuste. Elle est dangereuse », Reinhold Messner (1944-)
« Qui ne risque rien n’a rien », Sir Edmund Hillary (1919–2008)
« Dès le début, pensez que ce pourrait être la fin », Edward Whymper (1840–1911)
« Je ne suis pas suicidaire. J’ai peur de mourir, surtout de la manière de mourir. Cette peur est mon assurance-vie. Je ne cherche pas à connaître mes limites, car le jour où je les connaîtrai, je ne rentrerai pas pour en parler », Erhard Loretan (1959-)
Jonathan Touvier, n° 67 d’ Extérieur,
février 1987 Sept alpinistes, sept destins
J’ai essayé de former des dates particulières avec les numéros du cadenas. Celles de la naissance et de la mort de Max, le 120591. Sans succès, évidemment. Max est mort, et j’ignore ce qui m’a poussé à croire, une seule seconde, qu’il pouvait être impliqué dans ce qui nous arrive.
Pourtant, j’y ai pensé.
La date de la mort du fils de Michel, 040207, a conduit au même échec. Cette date de naissance fut la dernière parole que Michel prononça. Longtemps, il s’est tenu au fond de la tente, les poings sous le masque, sans parler ni même bouger. J’ai bien cru, à un moment, qu’il dormait debout. Soudain, il a embarqué le casque, l’a placé au bord de sa galerie et s’est attaqué aux éboulements avec rage. On l’entendait grogner, d’ici. Il va très mal. Si physiquement nous sommes en meilleure forme, moralement, c’est une vertigineuse dégringolade.
Le lien est cassé entre Farid et moi. Il ne me regarde plus de la même façon, ses yeux portent de lourds reproches, comme si tout ce qui arrivait était ma faute. Je lui ai demandé de venir gratter la glace avec moi, il ne m’a même pas répondu, préférant son travail inutile avec les numéros du cadenas, qu’il a replacés à dix mille quatre cent deux.
Dix mille quatre cent trois, dix mille quatre cent quatre, dix mille quatre cent cinq…
J’ai bu beaucoup de vodka, ai relu la lettre adressée à ma femme, puis me suis rendu devant le glacier, en donnant des coups de chaîne dérisoires, sans force. Derrière moi, Michel se livre soudain à un drôle de ballet. Il se met à rapporter de grosses pierres issues de la galerie, auprès de l’une des parois. Il plie sous le poids de certaines d’entre elles, qui doivent bien peser trente ou quarante kilos. Je le regarde faire en silence. Désormais, il place chaque rocher à un endroit différent. Il grogne, fait rouler, tire, halète. Le sang de sa main blessée luit sur la pierre. Parfois, il se retourne vers le plafond de stalactites, semble chercher ou fuir quelque chose.
Il a terminé, on dirait. Avec ses maudits rochers, il vient de former deux arcs de cercle, orientés vers la paroi. On dirait… Deux cercueils sans couvercle. Michel se tourne subitement dans ma direction, les mains sur les hanches. Son masque rougeoyant me frigorifie. Puis il rentre dans la tente.
— Qu’est-ce que tu fais avec ces pierres ? je dis en le rejoignant un peu plus tard.
Sans répondre, il plante l’aiguille et du fil dans la peau de sa main, encore, et encore. Des sutures torturent sa chair dans tous les sens, par-dessus celles faites par Farid. Après avoir englouti le reste de notre casserole d’eau, il plonge directement dans son duvet, habillé, et ses seuls mots sont :
— Demain… Demain, on va bien s’amuser.
Deux minutes après, les poings sous le menton, il ronfle.
« Nous étions bien les seules créatures vivantes de ce monde souterrain. Par certaines accalmies du vent, un silence plus profond que les silences du désert descendait sur les rocs arides et pesait à la surface de l’océan. Je cherchais alors à percer les brumes lointaines, à déchirer ce rideau jeté sur le fond mystérieux de l’horizon. Quelles demandes se pressaient sur mes lèvres ? Où finissait cette mer ? Où conduisait-elle ? »
Extrait de Voyage au centre de la Terre,
de Jules Verne, que Jonathan Touvier a lu devant sa classe de 5 e. Lectures sur le thème « Racontez le voyage que vous aimeriez faire »
Un cri dans la nuit. Effroyable.
Je me redresse brusquement, arraché au sommeil. Farid a eu le même réflexe que moi, il s’est aussitôt relevé. Très vite, l’œil de lumière danse à travers la toile. Je me glisse sur la gauche et palpe le duvet de Michel. Vide.
— Jonathan ! Jonathan ! Viens vite !
Depuis l’extérieur, Michel crie comme s’il avait vu le diable. Je m’extrais en catastrophe du duvet, me vêts en quatrième vitesse. J’enfile le blouson suspendu à mon poignet, me chausse sans nouer les lacets et accours dans sa direction. Farid me talonne en toussant, aux trois quarts dévêtu et en chaussettes.
Michel se tient debout devant le puits. Il serre contre sa poitrine un énorme rocher, tout arc-bouté tant il doit peser lourd. À ses pieds, se trouve notre casserole, enroulée dans les deux serviettes sales, ainsi que le photophore et la bouteille d’acétylène. Il se retourne un court instant, le visage grimaçant.
— C’est… C’est là que… que je l’ai vu… Il faut l’écraser, le tuer…
Sa voix tremble ; avec cette masse contre sa poitrine, il peine à parler. Je m’approche en haletant. La torpeur du sommeil m’enveloppe encore, je peine à réaliser ce qui se passe mais immédiatement, je pense au monstre de mon rêve. Farid, derrière moi, enfile son pantalon. Il est plié en deux par le froid.
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