Franck Thilliez - Vertige

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Un homme se réveille au fond d’un gouffre, deux inconnus et son fidèle chien comme seuls compagnons d’infortune. Il est enchaîné au poignet, l’un des deux hommes à la cheville et le troisième est libre, mais sa tête est recouverte d’un masque effroyable, qui explosera s’il s’éloigne des deux autres.
Qui les a emmenés là ? Pourquoi ? « Une intrigue simple, mais un suspense en béton qui nous rappelle que l’efficacité se passe de toute sophistication. »
Julie Malaure — Le Point « Sans aucun doute [son thriller] le plus réussi. »
François Aubel — Madame Figaro

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Des geôles.

Je tends le cou, le seul geste qui me soit autorisé. Mon crâne se décolle du sol, une douleur intense me brûle les omoplates et le dos. Je n’y vois rien.

— Farid ?

— Jonathan ? C’est toi, Jonathan ?

Dans l’obscurité, la voix est paniquée, chargée de peur. Je devine que Farid et moi, nous sommes tout proches l’un de l’autre. Un mètre, à peine. Il gémit :

— Je crois qu’il va me faire du mal. Me… me torturer… C’est à moi qu’il en veut désormais. Chacun notre tour, on va morfler.

Autour, les gouttes d’eau continuent leur petite symphonie aqueuse en s’écrasant au sol, le froid poursuit son travail sur mon visage glacé, le puits gémit.

— Depuis combien de temps tu es réveillé ?

— J’en sais rien ! Une demi-heure ? Une heure ? Jo… Jo, je… je crois que sous la chaîne, je suis tout nu. Il m’a entièrement déshabillé. Je ne sens plus rien. Plus mes bras ni mes jambes. Rien. C’est comme si… comme si je flottais déjà. Mes pieds, ils… ils dépassent dans le vide, j’arrive plus à les bouger, j’te jure. Je… Je vais crever de froid, Jo. Crever, tout court. Partir d’ici, une bonne fois pour toutes. J’en peux plus.

Nu, Seigneur… Je ne lui donne pas deux heures. Bien contre mon gré, ma respiration s’accélère et j’ai de plus en plus mal. Je me vois agoniser, piégé entre ces maillons. Nous avons bien mangé, bu énormément d’eau. Combien de temps me faudra-t-il pour mourir ? Combien d’heures, de nuits ? Tout s’accélère sous mon crâne : et si Michel avait creusé une brèche dans la galerie pour se faire la malle ? Et si… Et si sa tête avait explosé et qu’il gisait, là-bas, dans le noir ?

Je crie alors son prénom. J’essaie de penser à Françoise, à ma fille, de sentir leurs parfums, mais je n’y parviens même pas. Je dois à tout prix me calmer. Je répète la liste des plus hauts sommets, écoute mon sang circuler dans mes artères. J’avale ma salive et dis :

— La fois où Michel t’a surpris… Mon chien était en train de dévorer une lettre, que j’avais rédigée à ma femme et laissée sous son oreiller… Et maintenant ce sac, remonté du puits… C’est toi, n’est-ce pas ?

— Non, non. Je n’ai rien à voir avec tout ça. Pourquoi ? Qu’est-ce que tu as trouvé dans le sac ?

— De l’argent. Beaucoup d’argent. C’est toi, le voleur ?

— De l’argent, tu dis ? Mais pourquoi j’aurais ramené de l’argent ici ? T’es complètement taré ou quoi ? Essaie plutôt de voir comment on peut sortir de ces chaînes au lieu de m’accuser.

— La vérité, Farid. C’est peut-être la vérité, que veut Michel.

— La vérité, c’est celle-là. La vérité, c’est que toi, ta femme et vos histoires de leucémie, vous m’avez foutu dans la merde. C’est ça, la vérité.

Il se perd dans une quinte de toux. La maladie revient le cueillir, elle est désormais descendue au fin fond de ses bronches. Au moins, sa mort sera plus rapide que la mienne.

Je sursaute brusquement. La lumière vient de jaillir, je l’ai en plein dans la gueule. Entre deux rochers, je peux apercevoir Michel, assis à l’indienne, les poings regroupés sous le menton. Il se tenait là, depuis le début, silencieux, à l’écoute. Je dois rêver, et même si mes yeux fatigués n’y voient plus grand-chose, je devine, sur son dos, le reste du pelage de mon chien. Aplatie, la gueule de Pok tombe sur le dessus de son masque rouge de sang, et la fourrure complètement lacérée dévale jusqu’au bas de ses reins. On dirait un sinistre chaman. Devant lui se trouvent le réchaud en train de dilapider son gaz, la pierre tranchante, les couverts en plastique. Je reviens sur la pierre tranchante et plisse les yeux. Je ne suis pas bien sûr. Ce n’est pas possible. À ses côtés semblent s’étaler de petites lamelles de chair, semblables à des frites aplaties.

De la chair humaine, c’est sûr.

Il fixe froidement Farid.

— Et moi, je crois que la vérité, elle est encore dans ta bouche.

Je distingue le visage transi de Farid, plaqué lui aussi entre deux rochers.

— T’as plus toute ta tête, réplique Farid en claquant des dents. Faut que t’arrête ça tout de suite, avant que ça tourne mal. Laisse-nous sortir d’ici.

Le beur se cambre en apercevant les morceaux de chair.

— Michel, cette… cette viande, c’est… (Il redresse la tête, tente de s’agiter en vain.) Dis-moi ce que c’est !

Son menton touche les maillons. Il cherche à apercevoir son propre corps dénudé à travers le métal. Michel aiguise la pierre tranchante en la frottant contre un rocher.

— J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Sans doute la meilleure, depuis qu’on se trouve ici. J’ai réussi à creuser une brèche dans les éboulements. Eh oui, un trou par lequel on peut se faufiler. Derrière, il y a un boyau qui monte en pente douce. C’est évident qu’il permet de foutre le camp. Mais le petit problème, c’est que je suis le seul à pouvoir passer, avec une énorme inconnue au-dessus de ma tête : est-ce que je vais vraiment exploser ou pas ?

Il s’approche de Farid, les deux mains au sol.

— Je regrette le bon vieux temps, tu sais. Celui où la plupart des abattoirs n’étaient pas privatisés. On pouvait encore y faire ce qu’on voulait, mais maintenant… Tout est trop surveillé, réglementé. Il n’y a plus de plaisir. C’est marrant que t’aies les yeux bleu vif, comme les porcs. Je me suis toujours surpris à lire dans ces yeux-là un soupçon d’intelligence et de curiosité, avant que la peur les gagne quand ils rentrent en salle d’abattage. Tu devrais voir ce moment de terreur absolue. C’est quelque chose d’inoubliable dans la vie d’un homme.

— T’as bu. Stoppe tout avant que…

— Avant que quoi ? Avant que t’appelles tes potes ? Ou que la police vienne m’interpeller ?

Il se lève, les bras écartés.

— Quelqu’un a vu la police quelque part ? Qui peut me dire, ici, ce qui est bien et ce qui ne l’est pas ?

Il pointe l’index vers Farid.

— J’ai besoin de savoir si je peux sortir d’ici, seul. Tu as la réponse, Farid ?

Le jeune ne répond pas.

— Il y a plusieurs méthodes pour que tu parles. Des méthodes plus ou moins longues. Ici, bizarrement, on a tout le temps, mais c’est paradoxalement le temps qui nous manque le plus. Alors, je vais devoir faire au plus rapide. Et donc, au plus douloureux.

Il s’empare de la fourchette en plastique et la plonge dans la flamme. Ça crépite. Il me regarde à présent.

— Fallait que je t’immobilise aussi, Grand Chef. Tu ne m’aurais pas laissé agir, sinon. Tu sais, je ne ferai jamais, jamais de mal à un innocent. Mais Farid, il n’est pas innocent. Il faut qu’il parle et qu’il nous dise ce qu’il y avait dans le coffre de la fourgonnette. Ton chien non plus, il n’était pas innocent. Il volait ce qui ne lui appartenait pas. Je ne fais que rendre justice.

— Arrête tout de suite et libère-nous. Nous allons trouver une solution grâce à cette brèche. Ne franchis pas une nouvelle barrière.

— Des barrières ? Tu n’as pas encore remarqué qu’il n’y en avait plus depuis longtemps ? Et puis, je serais curieux de la connaître, ta solution.

Le plastique se met à fondre, Michel tourne le couvert jusqu’à former une espèce de boule incandescente. Les fils de sa cicatrice luisent étrangement, conférant à sa main une allure synthétique, monstrueuse.

Farid peine à parler, tant sa voix tremble :

— Qu’est-ce… Qu’est-ce que tu fais ?

Michel se retourne soudain, en sursautant. Le masque orienté vers le plafond, il pose sa fourchette et se gratte les épaules dans un frisson.

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