Mais là, ma position n’est plus du tout la même, j’ai l’impression que ma poitrine s’est ouverte, que je respire pour la première fois depuis quatre ans. Nicole ne dit rien, elle jubile, elle prend mon bras et le serre pour descendre la rue.
Et le soir, on fête ça Chez Paul même si, sans en parler ouvertement, chacun de nous se dit que c’est une grosse dépense. On fait comme si ça n’avait pas d’importance, mais on choisit quand même les plats en fonction de leur prix sur la carte.
— Je vais faire plat-dessert, dit Nicole.
Mais quand la serveuse arrive, je commande deux entrées, des œufs en gelée, je sais que Nicole adore ça. Et une bouteille de saint-joseph. Nicole avale sa salive, puis elle sourit avec fatalisme.
— J’ai beaucoup d’admiration pour toi, me dit-elle.
Je ne sais pas pourquoi elle me dit ça, mais c’est toujours bon à prendre. J’ai hâte d’en venir à l’essentiel à mes yeux :
— J’ai réfléchi à la manière dont je vais prendre l’entretien. À mon avis, ils en ont convoqué trois ou quatre. Il faut que je fasse la différence. Mon idée…
Me voilà parti. J’ai un enthousiasme d’adolescent qui raconterait sa première victoire sur un adulte.
De temps en temps, Nicole pose sa main sur la mienne, pour me faire comprendre que je parle trop fort. Je baisse le ton, mais j’oublie dans les cinq minutes. Ça la fait rire. Bon Dieu, ça fait des années qu’on n’a pas été heureux comme ce soir. En fin de repas, je vais me rendre compte que je n’ai quasiment pas cessé de parler. J’essaye de me taire, mais c’est plus fort que moi.
La rue de Lapp est animée comme en été, nous marchons enlacés, en amoureux.
— Et tu vas pouvoir arrêter ce boulot aux Messageries, dit Nicole.
J’ai accusé le coup, Nicole hausse un sourcil interrogateur. Je fais une mimique que je juge crédible. Je pâlis un peu. Si je ne suis pas embauché ce coup-là et que je me retrouve au tribunal avec 25 000 euros de dommages-intérêts à payer… Mais Nicole n’a rien remarqué.
Au lieu de prendre le métro à Bastille, je ne sais pas pourquoi, elle continue de marcher puis elle s’arrête sur un banc et s’assoit. Elle fouille dans son sac et en retire un petit paquet qu’elle me tend. J’ouvre. C’est une petite boule en tissu à motifs orangés. À l’autre bout de la petite ficelle rouge qui la retient, il y a une minuscule clochette.
— C’est un porte-bonheur. C’est japonais. Je l’ai acheté le jour où tu as été convoqué pour les tests. Il est très efficace, comme tu vois.
C’est bête mais ça m’émeut. Pas le cadeau en soi. Enfin, si… je ne sais plus très bien, mais je suis ému. J’ai dû vider la bouteille de saint-joseph à peu près tout seul. Ce qui m’émeut, c’est notre vie. Cette femme, après tout ce que nous avons traversé, mérite tous les bonheurs. En enfournant le talisman dans ma poche de pantalon, je me sens indestructible.
À partir de maintenant, j’entre dans la dernière ligne droite.
Personne ne pourra plus se mettre en travers de ma route.
Charles dit souvent : « La seule chose certaine, c’est que rien n’arrive jamais comme on l’a prévu. » Il est comme ça, Charles, il a une prédilection pour les phrases historiques, les postures de patriarche. Je me demande s’il n’est pas orphelin. Bref. J’ai fait des rêves épouvantables concernant cet entretien, mais en fait tout s’est très bien passé.
J’étais convoqué au siège de BLC–Consulting, à la Défense. J’attendais dans le salon d’accueil, un grand espace avec de la moquette de luxe, des éclairages indirects, une hôtesse asiatique belle à se damner et de la musique d’ascenseur sacrément bien choisie pour un endroit où on s’emmerde. J’étais en avance d’un quart d’heure. Nicole m’avait passé une très fine couche de fond de teint sur le front pour cacher les traces de mon hématome. J’avais sans arrêt l’impression que ça coulait et je devais résister à la tentation de vérifier. Dans ma poche, je triturais le porte-bonheur japonais.
Bertrand Lacoste est arrivé à grands pas et m’a serré la main. C’est un homme dans les cinquante ans, sûr de soi au-delà du raisonnable, très avenant.
— Vous voulez un café ?
J’ai répondu que non, que ça irait comme ça.
— Nerveux ?
Il a demandé ça avec un petit sourire. En glissant des pièces dans le distributeur, il a ajouté :
— Oui, c’est toujours difficile de chercher du travail.
— Difficile mais honorable.
Il a levé les yeux vers moi d’un air interrogateur, comme s’il me regardait vraiment pour la première fois.
— Donc pas de café ?
— Merci, non.
Et on est restés là, devant le distributeur, pendant qu’il sirotait son expresso de synthèse. Il s’est adossé et il a considéré le hall d’accueil autour de lui d’un air fataliste mais navré.
— Putain, les décorateurs, il ne faudrait jamais leur faire confiance !
Ça a tout de suite allumé un clignotant en moi. Et là, je ne sais pas ce qui s’est passé exactement. J’étais tellement gonflé à bloc que c’est venu tout seul. J’ai laissé passer quelques secondes puis j’ai lâché :
— Je vois.
Il a sursauté.
— Qu’est-ce que vous voyez ?
— Vous allez me la jouer « informel ».
— Pardon ?
— Je dis : vous allez me la jouer « détendu », genre « la circonstance est professionnelle, mais avant tout, restons humains ». C’est pas ça ?
Il m’a foudroyé. Il semblait franchement furieux. Je me suis dit que j’étais assez bien parti.
— Vous jouez sur le fait qu’on a à peu près le même âge pour voir si je vais tomber dans le panneau de la familiarité, et comme je m’en aperçois, vous me foudroyez du regard pour voir si je vais paniquer et passer en rétropédalage.
Son visage s’est éclairé. Il a souri largement :
— Bon… On a bien déblayé le terrain, vous ne trouvez pas ?
Je n’ai rien répondu.
Il a jeté son gobelet dans la grande poubelle.
— Alors on passe aux choses sérieuses.
Il m’a précédé dans le couloir, à grands pas là encore. Je me faisais l’effet d’un soldat confédéré dans les minutes qui précèdent la charge de l’ennemi.
Il connaît bien son boulot et il étudie les dossiers avec acuité. Dès qu’il y a une faiblesse dans le CV, il la repère, dès qu’il pressent une faiblesse chez le candidat, il l’exploite.
— Il a continué à me tester, mais ça n’était plus la même tonalité.
— Il t’a dit pour qui il recrutait ? demande Nicole.
— Non, bien sûr… J’ai juste deux ou trois éléments. C’est assez vague, mais je vais peut-être réussir à trouver. Parce que j’ai intérêt à anticiper. Tu vas comprendre. À la fin de l’entretien, je lui dis :
— Je suis quand même étonné que la candidature d’un homme de mon âge vous intéresse.
Lacoste hésite à jouer la surprise, mais finalement, il pose les coudes sur son bureau et me fixe.
— Monsieur Delambre, me dit-il, nous sommes dans une société purement concurrentielle où chacun de nous doit faire la différence. Vous, vis-à-vis des employeurs, moi vis-à-vis de mes clients. Vous êtes mon joker.
— Mais… ça veut dire quoi ? demande Nicole.
— Mon client attend de jeunes diplômés, je vais lui en donner, il n’attend pas une candidature comme la vôtre, je vais le surprendre. Et puis, de vous à moi, dans la dernière ligne droite, à mon avis, la sélection va se faire toute seule.
— Il y a encore une sélection ? fait Nicole. Je croyais…
— Vous êtes quatre dans la short-list. Vous serez départagés par un dernier test. Je ne vous le cache pas, vous êtes le plus âgé des quatre, mais il n’est pas du tout impossible que ce soit justement votre expérience qui fasse la différence.
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