Dans ma boîte, la lettre d’information de l’ANPE, celle de l’APEC, et quelques mails de relance émanant de revues de management ou de RH auxquelles je ne suis plus abonné depuis plus de trois ans.
À l’ouverture de mon navigateur, Google me donne les nouvelles de la planète. « … bonne nouvelle : les États-Unis n’ont perdu que 548 000 emplois ce mois-ci. » Tout le monde s’attendait à encore pire. On se réjouit de peu, par les temps qui courent. « La délinquance financière atteint des sommets vertigineux. Les responsables expliquent qu’il s’agit d’un effet normal de… » Je zappe, je ne suis pas inquiet, j’ai confiance dans la capacité des responsables à expliquer les effets normaux de l’économie.
J’entends du bruit dans la chambre, je m’avance. Nicole apparaît enfin.
Sans un mot, elle se sert un café dans un verre Duralex. Les tasses sont en morceaux avec le balai par-dessus, près de la porte d’entrée.
Son attitude m’énerve. Au lieu de me soutenir, elle joue les moralisatrices.
— Ça n’est pas la morale qui payera les traites de l’appartement.
Nicole ne répond rien. Elle a le visage lourd, intensément fatigué. Merde, qu’est-ce que nous sommes devenus…
Elle repose son verre dans l’évier, sort de grands sacs-poubelle et en remplit quatre parce que c’est tout de suite très lourd. Les bords coupants de la porcelaine percent ici et là à travers le plastique. La vaisselle qu’on casse dans les scènes de ménage, normalement, c’est dans les vaudevilles, pour faire marrer les autres. Ici, c’est affreusement prosaïque.
— Je m’en fous d’être pauvre. Je ne veux pas être sale.
Sur le coup, je ne réponds rien. Je descends les sacs-poubelle pendant que Nicole prend sa douche. Deux voyages. Quand on se retrouve, on n’arrive pas à parler et les minutes passent. Les enfants vont arriver, il n’y a rien de prêt. Et il faudrait aller acheter de la vaisselle. Manque de temps mais surtout, dans cette atmosphère plombée, manque de courage.
Nicole s’est assise, toute raide, elle regarde dehors comme s’il y avait quelque chose à voir.
— C’est la société qui est sale, je dis. Pas les chômeurs.
Quand les filles sonnent à la porte, chacun attend que l’autre se lève. Je cède. Je fournis quelques explications assez lasses qui ne donnent pas envie d’en savoir plus. On emmène tout le monde au restaurant. Les enfants sont surpris et trouvent que, pour la circonstance, leur mère ne semble pas être à la fête. Et comme Nicole fait semblant d’être heureuse, c’est encore pire. Je les sens attristés. Non, pas attristés. Ils sentent que ce qui nous arrive pourrait les gagner et ils ont peur de nous. Mathilde offre un gilet à sa mère. Putain, un gilet. Je ne sais pas exactement à quand ça remonte, mais il y a déjà plusieurs mois qu’ils nous offrent des cadeaux utiles. S’ils s’aperçoivent que j’ai cassé la vaisselle, pour mon anniversaire, j’ai droit à six assiettes creuses.
Au dessert, Mathilde annonce fièrement qu’ils ont signé le compromis d’achat pour leur appartement. Il y a encore une petite incertitude du côté de la banque, mais Gregory affiche son sourire suffisant, il en fait son affaire. Le notaire monte le dossier, ils seront chez eux pour les vacances. Intérieurement, je leur souhaite de réussir à le payer.
Quand je veux régler l’addition, je constate que Lucie m’a devancé sans que personne s’en aperçoive. On fait tous les deux semblant de n’y voir aucune signification.
— Je peux t’aider à tout, Alain, dit Nicole avant de se coucher, mais ça, cette prise d’otages, c’est pas compatible avec ce que je suis. Je ne veux pas en entendre parler. Ne m’oblige pas à vivre avec ça.
Elle se tourne tout de suite vers le mur. Je suis triste, mais je ne peux pas espérer la convaincre.
D’ailleurs, je ne m’y arrête pas. Je commence à réfléchir à cette dernière épreuve. Parce que si je gagne, même par des méthodes qu’elle conteste, nos différends ne seront rapidement qu’un mauvais souvenir.
C’est comme ça qu’il faut voir les choses.
David Fontana
Note à l’attention de Bertrand Lacoste
Objet : Jeu de rôle « Prise d’otages » — Client : Exxyal
Comme convenu, voici le point de la situation.
Pour le commando, j’ai recruté deux collaborateurs avec qui j’ai eu maintes fois l’occasion de travailler et dont je réponds entièrement.
Pour jouer le rôle des clients d’Exxyal, j’ai retenu deux hommes, un jeune Arabe et un acteur belge d’une cinquantaine d’années.
Pour ce qui concerne les armes, j’ai opté pour :
— trois mitraillettes Uzi (pesant moins de trois kilos, elles peuvent tirer à une cadence de 950 coups-minute des balles de 9 × 19 mm) ;
— deux pistolets Glok 17 Basic (635 grammes, même calibre, chargeurs de 31 cartouches) ;
— deux pistolets Smith & Wesson.
Toutes les armes seront évidemment chargées à blanc.
Le local que je vous propose est un espace assez prestigieux puisque Exxyal est censé y inviter des clients importants, disposant d’une salle de réunion et de cinq bureaux, toilettes, etc. L’ensemble est situé à la limite de Paris, de larges baies vitrées donnent sur la Seine (photos et plan — annexe 3).
Les lieux présentent une configuration très favorable à votre projet. Nous devrons procéder à plusieurs répétitions, il nous faut donc arrêter rapidement un premier scénario. Vous trouverez ma proposition en annexe 4.
Schématiquement : les cadres de votre client seront convoqués à une réunion très importante mais de nature confidentielle, ce qui expliquera qu’elle se tienne un jour férié et qu’ils ne soient prévenus qu’à la dernière minute.
Ils seront censés s’entretenir avec d’importants clients étrangers.
Le commando interviendra dès le début de la réunion.
Le patron d’Exxyal-Europe, M. Dorfmann, sera rapidement évacué, ce qui créera un puissant effet de stress favorable à votre test, et ce qui lui permettra de quitter le jeu pour assister au déroulement des actes suivants.
Les cadres retenus, délestés de leurs objets personnels et téléphones portables, seront gardés dans un bureau et interrogés à tour de rôle. Le scénario aménage des possibilités de laisser quelques minutes les otages seuls afin de mesurer leurs capacités d’auto-organisation, voire de résistance, comme vous l’avez demandé. Le chef du commando conduira les interrogatoires individuels en suivant les consignes des évaluateurs.
Les caméras permettront de suivre l’évolution du jeu de rôle.
Je pense que le cahier des charges que vous m’avez confié est intégralement respecté.
Je vous remercie de votre confiance et de l’aide très précieuse qui m’a été apportée par M me Olenka Zbikowski.
Bien respectueusement,
David Fontana
Maintenant que je ne travaille plus aux Messageries, je pensais que me lever à 4 heures du matin me coûterait ; ça n’est pas du tout le cas. En fait, je dors à peine, je suis une vraie pile électrique et sortir du lit est presque un soulagement. Habituellement, Nicole se colle contre moi dans son sommeil, histoire de me retenir, c’est un jeu entre nous. On se retient, on fait mine de se lâcher, on se reprend. Nous n’en avons jamais parlé, ça fait vingt ans qu’on fait ça.
Ce matin, je sais parfaitement qu’elle ne dort pas, qu’elle fait juste semblant. Mais chacun reste dans sa bulle. D’un commun accord, on ne se touche pas.
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