Comme prévu, j’arrive un peu en avance aux Messageries. Je connais les gars des autres équipes et comme je n’ai pas du tout envie de leurs questions ou de leur compassion, je trouve un coin d’où je peux surveiller l’entrée sans être vu et je guette la grande carcasse dégingandée de Romain. Mais c’est le profil chancelant de Charles qui se dessine au coin de la rue. Je ne sais pas comment il fait, il doit boire en dormant : il n’est pas 5 heures du matin, son haleine est déjà chargée comme un cargo. Mais je le connais, mon Charles, même chargé, bon pied bon œil. Quoique ce matin… J’ai l’impression qu’il a du mal à me remettre.
— Si je m’attendais…, dit-il en me regardant comme une apparition.
Il lève légèrement la main gauche, un peu comme un Indien. C’est un geste empreint de timidité qui lui est assez habituel. Un geste d’Indien timide. Ça fait descendre sa montre monumentale jusqu’à son coude.
— Comment ça va, Charles ?
— Les beaux jours sont derrière nous.
Il faut bien le reconnaître, Charles, parfois, est un peu sibyllin.
— J’attends Romain.
Le visage de Charles s’éclaire. Il est visiblement heureux de rendre service.
— Ah, Romain, il a changé de brigade !
Depuis quatre ans, pour les emmerdements, je suis surentraîné. Il suffit d’un mot, je les pressens, c’est devenu un instinct réflexe.
— C’est-à-dire ?
— Il fait la nuit complète. C’est qu’il est passé superviseur.
Il est très difficile de savoir à quoi pense réellement un type comme Charles. L’état second dans lequel il évolue en permanence lui donne un côté insondable. On ne sait pas s’il fait preuve d’une grande pénétration, si cette nouvelle, en apparence bénigne, développe en lui des tentacules de réflexion ou si l’alcool a totalement crétinisé l’ensemble de son cerveau.
— Ça veut dire quoi, ça, Charles ?
Sans doute sent-il mon inquiétude. Il prend un air philosophe en soulevant ses maigres épaules.
— Il a eu une promotion, le Romain. Il est passé superviseur et on…
— Quand exactement ?
Charles plisse les lèvres comme si on atteignait une inévitable limite.
— Le lundi après ton départ.
Je devrais me féliciter de mon intuition. Mais c’est avant tout un emmerdement majeur. Charles me tapote l’épaule d’une main secourable, comme s’il m’adressait des condoléances. Il pense beaucoup plus vite qu’on l’imaginerait. À preuve :
— Si t’as besoin de moi…, me dit-il. Moi aussi j’étais là et j’ai tout vu.
Je n’avais pas imaginé ça. Pour m’y encourager, Charles lève un index sentencieux :
— Quand le bûcheron entre dans la forêt avec sa hache sur l’épaule, les arbres disent : le manche est des nôtres.
Ça me souffle, cette histoire de hache, mais quelle que soit la manière dont il la formule, il suffit de regarder Charles pour évaluer la qualité de sa proposition.
— T’es gentil, Charles, mais je ne vais pas te faire perdre le peu de boulot que tu as.
Il y a soudain de la lassitude et du regret chez Charles.
— Tu trouves surtout que comme témoin, je ne fais pas très présentable, hein ? Eh ben, je vais te dire, t’as bigrement raison. Si tu te ramènes au tribunal avec une épave dans mon genre comme seul témoin, ça risque d’être assez… assez…
Il cherche un mot. Je propose :
— Contre-productif ?
— C’est ça, explose Charles. Contre-productif !
Il est fou de joie. Un mot retrouvé est une véritable victoire. Au point qu’il oublie complètement toute commisération à mon égard. Il dodeline de la tête, littéralement émerveillé par ce mot. C’est mon tour de lui tapoter l’épaule. Mais moi, ce sont de sincères condoléances.
Je m’apprête à partir, Charles me retient par le bras :
— Un de ces soirs, tu peux venir boire l’apéro à la maison, si tu veux… Je veux dire…
J’essaye d’imaginer ce que veut dire « à la maison » pour lui et ce que signifie cette invitation, Charles s’éloigne déjà de sa longue démarche dansante.
Je rumine ça en rentrant à la maison.
Dans le métro, je vérifie que j’ai toujours le numéro de portable de Romain. Les Messageries semblent prendre cette histoire très au sérieux. Ils bétonnent leur dossier. Je vais me retrouver à poil.
Rapide calcul. S’il fait la nuit, Romain n’est peut-être même pas endormi.
J’appelle.
Ça décroche tout de suite.
— Salut, Romain.
— Eh, salut !
Il m’a reconnu immédiatement. À croire qu’il attendait mon appel. Sa voix est enjouée mais voilée. J’y entends de la gêne. Nicole dit que le chômage m’a rendu paranoïaque et c’est bien possible. Romain me confirme sa nomination soudaine.
— Et toi, vieux ? demande-t-il aussitôt après.
« Vieux », plus le temps passe, moins je supporte. Nicole dit que le chômage m’a rendu susceptible.
Je lui parle des Messageries, de la lettre de l’avocat. J’évoque la menace de procès.
— C’est pas vrai ! dit Romain, estomaqué.
Pas la peine d’aller plus loin. Il fait mine d’être surpris par une nouvelle que tout le monde connaît et commente sans doute depuis trois jours. S’il voulait me donner le change, c’est raté.
— Si je me retrouve au tribunal, ton témoignage me sera utile.
— Mais bien sûr, vieux !
Cette fois, c’est cuit. S’il avait fait des difficultés pour témoigner en ma faveur, j’avais encore mes chances. Mais là… Il a pris sa décision, Romain. Deux jours avant de témoigner, il va être injoignable. Je vérifie quand même.
— Merci, Romain. Vraiment, merci, c’est sympa !
Touché. Il a perçu l’ironie. La milliseconde de silence qui précède sa réponse me confirme dans toutes mes craintes.
— Pas de quoi, vieux !
Je raccroche, je suis un peu assommé. J’envisage un instant de me retourner quand même vers Charles. Si je le lui demande, il perdra son boulot, mais il viendra. À mon avis, il n’aura pas une once de crédibilité et ça ne servira à rien. Cela dit, si je n’ai que ça, je le ferai. Obligé.
Au-dessus de ma tête, l’épée de Damoclès vient de monter d’un cran et plus elle monte, plus elle fera de dégâts quand on la lâchera. Je sens rouler en moi des pensées sauvages.
Pourquoi veulent-ils me faire ça ?
Pourquoi ont-ils à ce point besoin de me tenir la tête sous l’eau ?
Romain, lui, je le comprends. Je ne lui en veux pas. À sa place, j’aurais le choix entre aider un copain et garder mon boulot, je n’hésiterais pas non plus. Mais les Messageries…?
Cette nuit, j’ai élaboré plusieurs répliques possibles. Étant donné les circonstances, je choisis la démarche contrite. Je vais écrire une lettre d’excuses. S’ils le veulent, ils pourront l’afficher dans les locaux, l’envoyer à tous les salariés avec la fiche de paie, je m’en fous. Perdre ce job est un coup dur, mais ce n’est rien à côté d’un procès où je risque de laisser ma dernière chemise propre.
Arrivé à la maison, je cours à mon bureau. Un coursier a dû passer de bonne heure puisqu’il a trouvé Nicole. Elle a réceptionné pour moi une enveloppe plastifiée assez épaisse à l’en-tête de BLC–Consulting. Mon cœur cogne. Ça n’a pas traîné.
Normalement, quand on se laisse quelque chose à la maison, Nicole et moi, on se met toujours un petit mot, humoristique si on a bon moral, ou grivois si on est en forme. Ou simplement amoureux si on n’est rien de tout ça. Ce matin, Nicole s’est contentée de poser l’enveloppe sur mon bureau, sans commentaire.
Avant de l’ouvrir, je prends la lettre de l’avocat des Messageries que j’ai cachée dans mon bureau, j’appelle. Je tombe sur une fille qui me passe une autre fille qui me passe un gars qui m’explique que l’avocat ne peut pas me répondre. Il faut plus de dix minutes d’explication pour obtenir un rendez-vous téléphonique avec l’assistante de l’avocat. Je dois appeler cet après-midi, à 15 h 30, elle m’accordera cinq minutes.
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