Paul Cousin introuvable.
Pas un centime sur moi, pas de téléphone.
Pas de voiture.
Je suis seul. Le vent se lève. Il va pleuvoir.
Je ne sais absolument plus quoi faire.
Alain ?
Tu es où ?
Aller jusqu’à Sarqueville, déambuler dans les rues, ça servirait à quoi ? Comme si j’espérais qu’en ce moment Paul Cousin soit en ville, en train de visiter le cimetière avant la bataille. Je reste là à danser d’un pied sur l’autre.
La raffinerie est longée par l’autoroute sur toute la longueur. La circulation devient plus dense. En prévision de la manifestation de demain, les véhicules de gendarmerie commencent à sillonner la zone. Puis des cars de CRS. Tous convergent vers la ville pour anticiper sur la marche des manifestants. De mon côté, versant raffinerie, c’est le calme plat. Il commence à pleuvoir un peu après 18 heures.
Et quelques minutes plus tard, ça tombe dru.
Je suis dans un no man’s land.
Il faut absolument que je parle avec Nicole.
Non. Avec Fontana.
Que je trouve une raison de retarder son échéance.
Je ne trouve rien.
La pluie redouble, je relève le col de ma veste, je marche de nouveau vers la raffinerie en me creusant la tête. Je puise dans mon arsenal technique du management.
Faire des hypothèses. Et si… et si… mais ça ne marche pas.
La liste des possibles. Je tâche de compter, rien ne vient.
En fait, mon cerveau refuse de fonctionner normalement. Je suis devant la guérite battue par la pluie. J’ai l’air d’un chômeur sortant de prison. Jean Valjean.
Le vigile me regarde à travers la vitre sur laquelle l’eau ruisselle. Il n’esquisse pas un geste. Je me mets sur la pointe des pieds, je tape à la vitre. Il ne bouge pas. Il est debout, simplement. C’est pas vrai… Je retape. Il se décide. Il ouvre la porte. Sans un mot. Je n’avais pas remarqué, il a à peu près mon âge. À peu près ma taille. Il a du ventre, la ceinture passe en dessous. Il porte une moustache mais à part ça, nous sommes à peu près semblables. À peu près. La pluie s’introduit sous le col de ma veste, qui est totalement détrempée. Elle ravine mon visage, il faut que je plisse les yeux pour apercevoir le vigile qui, la porte ouverte, continue à me regarder, sans un geste.
— Écoutez…
La pluie, mon costume inondé de flotte, ma position devant lui, ma main bandée serrant le col sans cravate, mon humilité, tout en moi hurle le paumé. Il penche la tête, je ne sais pas ce que ça veut dire.
C’est un vigile. Une soixantaine d’années. Nous avons le même âge.
Alain ?
Il me reste une demi-heure. Je ne sais pas ce que je peux encore faire pour sauver la situation. Tout ce que je sais, c’est que ça passera par lui. Il est le seul être vivant entre moi et la vie.
Le dernier.
Tu es où ?
— Écoutez…, je répète. Il faudrait que je téléphone. C’est très urgent.
Je viens de trouver. Panne de batterie. Mon portable est en panne. Avec le bruit que font les rafales de pluie sur sa guérite, il ne m’a pas entendu. Il s’approche de la porte. Il sort légèrement la tête au-dehors pour se baisser vers moi. Un peu d’eau dans le cou le fait sursauter. Il se recule brusquement et met la main sur sa nuque avec colère. Il me regarde de nouveau.
— Vous allez foutre le camp, vous ! Et tout de suite !
C’est ça qu’il me dit.
Là-dessus, il ferme la porte violemment. Ce qu’il n’a pas aimé, c’est les gouttes d’eau dans son col de chemise. Ça l’a indisposé.
Alors, pas d’aide, pas de téléphone, pas un geste. Nicole peut souffrir, je peux crever, la raffinerie peut licencier, la ville peut se vider, le monde civilisé peut disparaître. Lui, il a fermé sa porte. Il doit faire partie de ceux qui échappent aux licenciements.
C’est fini. Dans trente minutes, Fontana va s’approcher de Nicole, planter en elle son regard métallique. J’ai tout faux. Je suis à deux cents kilomètres d’elle. Elle va souffrir terriblement.
Le vigile fait mine de regarder loin devant lui à travers la vitre inondée de pluie comme un capitaine de cargo. La conclusion s’impose alors à moi avec certitude : il représente tout ce que j’abhorre, il incarne toute ma haine.
La seule action sensée maintenant, c’est de le tuer.
Je relâche la pression autour de mon col, je grimpe les deux marches, j’ouvre la porte, le type recule d’un pas, je me précipite sur lui.
C’est l’Ennemi, si je le tue, je nous sauve.
Mon poing lui arrive dans la gueule en même temps que l’image de Nicole assise, attachée, un scotch large en travers de la bouche. Quelqu’un lui tient la main, va lui retourner tous les doigts, le vigile tombe à la renverse et se cogne l’arrière du crâne contre la console, son fauteuil roule vers la porte, Fontana regarde Nicole dans les yeux et lui dit : « Votre mari, vous devriez le savoir, vous ne pouvez pas compter sur lui » et d’un coup, il lui retourne tous les doigts, Nicole hurle. Un cri animal, préhistorique, que je pousse quand le vigile parvient à me placer un coup de genou dans les couilles. Nicole et moi hurlons ensemble. Nous sommes en nage l’un et l’autre. Nous nous tordons de douleur ensemble. Nous allons mourir ensemble, je le sais depuis le début. Depuis le début. Mourir. J’ai reculé de trois pas vers la porte, le vigile s’est relevé, Nicole s’évanouit, Alain ? Tu es où ? mais Fontana lui tapote la joue en disant : « Réveillez-vous, on va faire l’autre main », le vigile me frappe, je ne sais pas avec quoi mais ça me propulse vers la porte, mon poids entraîne le fauteuil roulant qui se renverse et m’éjecte de la guérite, je perds l’équilibre en dérapant sur les marches, je tombe à la renverse, sur le dos, sur le ciment ruisselant de flotte, Nicole ne peut même pas regarder ses mains tellement elle souffre et je m’étale, battu par la pluie, c’est la tête qui cogne en premier, Nicole a tellement mal qu’elle ne peut même plus crier, rien de sort de sa gorge, elle a les yeux écarquillés, hallucinés par la douleur, Alain ? Tu es où ? ma tête rebondit une première fois sur le ciment, je ferme les yeux, une seconde fois, tout s’arrête, je me tiens le crâne, je ne ressens rien, je suis un corps sans âme, depuis le début je suis sans âme, ma main passe sur mes yeux, j’essaye de comprendre dans quelle position je suis, je tente de me retourner mais je n’y arrive pas, je peux mourir là, une odeur de gaz d’échappement me monte à la gorge, j’ouvre les yeux avec peine, je distingue l’extrémité d’un pot catalytique chromé, des gros pneus de voiture, une jante argentée, puis des chaussures, parfaitement cirées, un homme est debout à côté de moi, je m’essuie les paupières, je lève les yeux, sa silhouette me surplombe, il a les jambes largement écartées, il est vraiment très grand.
Maigre.
Je mets deux secondes à le reconnaître.
Paul Cousin.
La pluie tombe à seaux, dégouline sur le pare-brise, noyant le décor dans un flou laiteux. Le jour est bas et gris. Je pense aux manifestants, de l’autre côté de l’autoroute, qui se préparent pour demain et qui doivent scruter le ciel. Ça semble plombé pour une génération au moins. Paul Cousin peut se tranquilliser : même les éléments sont pour lui. C’est comme un jugement de Dieu.
Saint Cousin est au volant. Il néglige les essuie-glaces mais regarde, de son œil sévère de quaker, mon costume qui goutte sur la moquette de sa voiture. Je tremble de tous mes membres. C’est que je suis avec Nicole. Nicole est avec Fontana. Moi je suis ici, perdu. Je saigne de l’arrière du crâne. J’ai du mal à respirer, je dois avoir des côtes fêlées. Nicole a raison, je salope tout. J’ai retiré ma veste et je tiens la manche roulée en boule contre le sommet de mon crâne. Cousin ne dissimule pas son dégoût.
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