— Tu peux y aller, tu sais ! m’encourage Charles. Elle est pas feignante.
Je ne veux pas être désagréable et lui dire qu’on est à fond. Charles va être déçu. On se laisse porter par le bruit du moteur. La voiture empeste le kirsch.
Une heure après le départ, je tapote le cadran de l’index. La jauge descend tellement vite que j’en crois à peine mes yeux.
— Ah ça, dit Charles, elle suce un peu !
Tu parles. Elle pompe ses douze litres au cent, facile. Calcul rapide. Ça peut tenir. Mais juste. Je fais tout pour chasser Nicole de mes pensées. En m’éloignant de Paris, j’ai la certitude de me rapprocher d’elle. De la sauver.
Putain, je vais le faire.
Je serre le volant parce que la direction tangue vraiment dangereusement.
— C’est douloureux ? demande Charles en désignant mes bandages.
— Non, pas ça…
Charles opine du bonnet. Il croit comprendre ce que je veux dire. Et je me rends compte que depuis qu’il m’a fait le premier signe d’Indien à la sortie de la maison d’arrêt, je lui ai pris son portable, ses vingt euros, sa voiture et que je l’ai embarqué dans l’aventure sans rien lui dire, sans rien lui expliquer. Charles n’a pas posé une seule question. Je me tourne vers lui. Il regarde le paysage défiler. Son visage me bouleverse.
Charles est beau. Je n’ai pas d’autre mot.
C’est une belle âme.
— Faut que je t’explique…
Charles continue de regarder le paysage et lève la main gauche, comme pour dire, c’est comme tu veux, c’est quand tu veux, c’est si tu veux. T’emmerde pas.
Une belle grande âme.
Alors j’explique.
Et là, je revis tout. Nicole. Ces dernières années, ces derniers mois. Je me replonge dans l’espoir imbécile d’être embauché à mon âge, je revois le visage de Nicole, elle est adossée à la porte de mon bureau, elle tient la lettre dans la main droite, elle dit : « Mais mon amour, c’est extraordinaire ! » Charles opine, concentré, l’œil fixé sur l’autoroute qui défile. Les tests, l’entretien avec Lacoste, ma préparation de dingue.
— Bah merde alors, dit Charles, admiratif.
Mon entêtement. La colère de Nicole, l’argent de Mathilde, mon poing dans la gueule de son mari. La prise d’otages, je raconte tout.
— Bah merde alors, confirme Charles.
Le temps pour lui de digérer l’information, on fait trente kilomètres.
— Ton Fontana, demande-t-il, c’est pas un type carré avec des yeux en aluminium ?
Charles l’a remarqué au procès. Lui aussi a été impressionné.
— Toujours en alerte, le type ! Et il avait du monde avec lui. C’est un coriace, ce mec-là. Comment tu dis qu’il s’appelle ?
— Fontana.
Charles médite un long moment sur ce nom. Il marmonne « Fontana » comme s’il mastiquait les syllabes.
La jauge accuse de plus en plus son inclinaison. C’est stupéfiant. On dirait qu’il y a une fuite au réservoir.
— Elle fait au moins du douze litres au cent.
Charles est sceptique.
— Je dirais quinze, déclare-t-il enfin.
Peut-être même que Renault 25 veut dire vingt-cinq litres. On n’en reste pas là, côté consommation. Il me tend sa bouteille et se reprend.
— Non, c’est vrai, tu conduis.
J’ai beau faire tous les efforts pour me concentrer sur autre chose, l’image de Nicole et ses pleurs au téléphone m’envahissent. Je suis certain qu’ils ne lui ont pas fait mal. Ils ont dû venir la cueillir en bas de l’immeuble. L’adrénaline accroît son débit dans mes artères. Des vagues de haut en bas. Je vois Nicole assise sur une chaise, des cordes. Non, c’est idiot, s’il y a encore plusieurs heures à attendre, elle reste libre de ses mouvements. Ça servirait à quoi de l’attacher ? Non. Ils la gardent simplement. Quel genre de lieu ? Nicole. Envie de vomir. Je me concentre sur la route. Paul Cousin. Sarqueville. Toutes mes pensées doivent être dirigées vers ça. Si je gagne ça, je gagne tout court. Nicole de retour. Avec moi.
Je leur ai menti : virer leur argent, c’est l’affaire d’une demi-heure. À cette heure-ci, le virement vers Exxyal pourrait être fait.
Nicole pourrait être libre.
Au lieu de ça, je m’éloigne d’elle aussi rapidement que la voiture le permet.
Est-ce que je suis devenu réellement dingue ?
— Faut pas pleurer, grand…, dit Charles.
Je ne m’en suis pas rendu compte. Je m’essuie les joues du revers de la manche. Ce costume… Nicole.
Cent onze kilomètres. À la hauteur de Criquebeuf. La jauge a l’air de s’éteindre comme une bougie.
— Elle fait pas du quinze litres, Charles. À mon avis, c’est nettement plus !
— C’est possible.
Il se penche vers la jauge.
— Ah oui, quand même ! Là, il va falloir y penser…
Un panneau annonce une station à six kilomètres.
Il est 17 heures.
Il doit nous rester quatre euros et de la ferraille.
Quelques minutes plus tard, la Renault 25 se met à hoqueter. Charles fait la grimace. Je vais me remettre à pleurer. Je tape sur le volant comme un dingue.
— On va trouver une solution, m’assure Charles.
Tu parles. La voiture fait des soubresauts de plus en plus amples, je me rabats sur la droite, je lève le pied pour économiser les ultimes secondes, le moteur cale, sur ma lancée j’aborde la voie de sortie. Station-service. On peut mettre quatre euros d’essence. La voiture ne s’arrête pas, elle fond. Elle meurt. Silence dans l’habitacle. L’accablement. Je regarde l’heure. Je ne sais plus quoi faire. Même si je voulais changer d’avis et faire le virement tout de suite, j’irais où, je ferais comment ?
Je ne sais même pas où on est. Charles fait une moue d’ignorance.
— Ah si ! hurle-t-il en désignant l’autoroute derrière lui. Là-bas ! J’ai vu : Rouen, vingt-cinq kilomètres !
Ça fait soixante bornes de Sarqueville. La voiture en panne sèche.
Nicole.
Réfléchir.
Je n’arrive pas à aligner deux pensées. Ça s’est arrêté de fonctionner sur l’image de Nicole et sa voix au téléphone. Je n’ai même pas vu Charles ouvrir sa portière et descendre de voiture. Il marche en direction de la station-service selon une trajectoire sinusoïdale. Réfléchir. Du stop. Trouver un autre véhicule. Rien d’autre à faire. Je m’extrais de la voiture et je cours derrière Charles. Il est déjà en discussion avec un blond gigantesque, au visage rouge, casquette sale. J’arrive à leur hauteur. Charles me désigne.
— C’est lui, c’est mon pote…
Le type me regarde. Il regarde Charles. On ne doit pas aller très bien ensemble.
— Je vais après Rouen, lâche-t-il.
— Sarqueville, je dis.
— Je passe pas loin.
Charles se frotte les mains.
— Tu peux emmener mon pote, alors ?
C’est là que je me rends compte de sa force, à mon Charles. Personne ne peut lui résister. Il est confondant de sincérité. Il déborde de générosité.
— Pas de problème, dit le gars.
— Bon bah, faut pas traîner, dit Charles en se frottant les mains.
Le type danse déjà d’un pied sur l’autre. Je serre la main de Charles. Il voit mon embarras.
— T’emmerde pas !
Je fouille dans mes poches. Quatre euros. Je les lui donne.
— Bah, et toi ?
Sans attendre la réponse, Charles m’en redonne trois.
— On partage en frère, dit-il en rigolant.
Le chauffeur dit :
— Bon, désolé les gars, mais…
J’embrasse Charles. Il me retient de justesse. Il retire son immense montre avec son bracelet vert fluo et me la tend. Je la mets à mon poignet et je lui serre l’épaule. Il tourne la tête et me fait signe que le chauffeur m’attend.
Dans le rétroviseur de côté, je le vois disparaître. Il me fait le signe de l’Indien.
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