Il faut partir. On se fait encore des signes. On se promet mille choses.
De l’autre bout de la salle, Fontana me sourit et fait un signe de tête microscopique.
Son message est clair : « À tout de suite. »
Je reprends mes esprits dans le car qui me ramène à la maison d’arrêt. La nouvelle a déjà fait le tour de la prison. J’entends des boîtes en fer-blanc taper sur les barreaux. Félicitations. Quelques cris. Revenir ici en sachant que je suis un homme libre, ce serait presque agréable.
Le major Morisset est de garde. Il vient me voir et me féliciter. On se souhaite bonne chance mutuellement.
— Et n’oubliez pas, major : la problématique, c’est dans l’introduction, pas après !
Il me sourit. On se serre la main.
J’entre pour la dernière fois dans ma cellule. Je vais pisser dans les tinettes pour la dernière fois. Tout est la dernière fois.
Seize mois de taule.
Que va-t-il me rester de tout ça ?
Je tente de me projeter au lendemain. Mes filles. Je me remets à pleurer, mais ce sont de bonnes larmes. Mes doigts me relancent.
Certains ne peuvent plus se plier comme avant, l’index gauche, le majeur droit.
Le greffe pénitentiaire. Mes vêtements d’homme normal. Passablement défraîchis, ceux de la prise d’otages. La levée d’écrou. On signe des trucs, on me remet des papiers que je fourre dans mes poches sans les regarder. Les portes s’ouvrent et se ferment. Tout ça est long et lent. On attend un peu. Je suis assis sur un banc.
En comptant sur mes doigts déglingués, je m’aperçois que je fais le bilan. Peu à peu, l’amertume me gagne.
Vieilli de dix ans cette année.
Ruiné Mathilde.
Rincé Lucie.
Épuisé Nicole.
Perdu mon gendre.
Vendu l’appartement.
Gains du livre dépensés dans le procès.
Retraite aux calendes grecques.
Finir dans un trois pièces déprimant.
Chômage.
Retour à la case départ.
Je laisse tout, dans cette histoire.
Insurmontable.
Cette nuit, je n’espérais rien tant qu’être libre. Maintenant que j’ai ça, je vois que ça ne me suffit pas.
Il faut maintenant rendre l’argent, restituer à ces malfrats organisés le peu que j’ai gagné.
J’ai donc tout perdu ? Je n’arrive pas à m’y faire.
Seule question.
La dernière.
Est-il encore possible de garder ce pognon, oui ou merde ?
Je cherche. J’ai beau tourner et retourner les éléments, je ne vois qu’une seule solution.
Sarqueville.
Aller voir Paul Cousin.
Les portes s’ouvrent, se ferment. Ces claquements lugubres ont un sens positif, pourtant j’ai peur. J’en suis sorti vivant, presque entier à l’exception de quelques doigts. Je ne veux pas faire une erreur de plus.
Et lorsque je franchis la porte de la maison d’arrêt, je ne sais toujours pas si je vais tenter un dernier coup.
Les circonstances vont encore décider pour moi. Comme toujours.
La rue est découpée en un triangle parfait.
Dos à la porte de la prison, il y a moi, les mains vides, vêtu de mon dernier costume.
Ici, sur ma gauche, de l’autre côté de la rue, il y a Charles. Le bon Charles qui, devant la difficulté de se tenir à la fois debout et immobile, s’est adossé au mur en meulière. Dès que je sors, il lève la main gauche en signe de victoire. Il a dû venir en bus. Si c’est le cas, ça semble absolument miraculeux.
Et là, sur ma droite, trottoir opposé, David Fontana qui, à mon arrivée, sort d’un énorme 4×4 et traverse la rue à ma rencontre. Plein de tonus, Fontana, démarche dynamique.
Et personne d’autre.
Juste nous trois.
Je tourne la tête à droite, à gauche, je cherche Nicole. Les filles seront là ce soir pour dîner, mais Nicole, où est-elle ?
Voir Fontana se diriger ainsi vers moi d’un pas aussi ferme me donne le réflexe de chercher du secours. Instinctivement, je fais un pas en arrière.
Charles à son tour s’est mis en route. Fontana se retourne et pointe son index dans sa direction. Charles, impressionné, s’arrête là, en plein milieu de la rue.
Fontana est devant moi, à un mètre. Il dégage des énergies d’une négativité absolue. Je sais que quand il fait semblant de sourire, c’est encore pire : il exhale la férocité.
Il fait semblant de me sourire.
— Mon client a respecté sa part de contrat. Maintenant, c’est à vous de jouer.
Il fait mine de chercher dans sa poche.
— Ça, ce sont vos clés. Les clés de chez vous.
Mon gyrophare intérieur se déclenche instantanément.
— Où est ma femme ?
— Comme vous ne connaissez pas encore les lieux, ajoute-t-il sans me répondre, je vous ai noté l’adresse ici. Et le numéro du digicode.
Il me tend un papier que je saisis. Ses yeux clairs ne cillent pas.
— Vous avez une heure, Delambre. Une heure pour faire un virement sur le compte de mon client.
Il désigne le papier.
— Les coordonnées bancaires sont dessus.
— Mais…
— Je peux vous assurer que votre femme a hâte de vous rejoindre.
Je cherche à me retenir quelque part, mais derrière moi c’est le vide.
— Où est-elle ?
— En sûreté, n’ayez crainte. Enfin… en sûreté pendant trois heures. Après, je ne réponds plus de rien.
Il ne me laisse pas répondre. Il tient déjà son portable. Je me vide de mon sang. Fontana écoute et me le tend sans un mot. Je dis :
— Nicole ?
Je prononce son nom comme si je rentrais à la maison et que je ne la voyais pas tout de suite.
— Alain…
Elle prononce mon nom comme si elle allait se noyer et qu’elle tentait de conserver son sang-froid.
Sa voix me pénètre jusque dans la moelle épinière.
Fontana m’arrache le téléphone des mains.
— Une heure, dit-il.
— C’est impossible.
Il faisait déjà le geste de partir, j’ai dit ça spontanément. Fermement. Fontana me fixe. Je respire à fond. La règle absolue : parler lentement pour faire des phrases fluides.
Le management dit : croire en sa compétence.
— L’argent est placé sur différents comptes, tous à l’étranger. Avec le jeu des fuseaux, les horaires d’ouverture des différentes places boursières…
Je m’exhorte : crois en ce que tu dis ! Tu es un spécialiste international de la finance, lui, c’est un trou-du-cul. Toi, tu sais ! Lui ne sait rien. Martèle tes phrases !
— … le délai nécessaire pour vérifier les soldes, liquider les actions, procéder aux virements, contrôler les mots de passe… Impossible. Il faut un minimum de deux heures. Je dirais trois.
Pas prévu ce coup-là, Fontana. Il réfléchit. Cherche l’expression d’un doute dans mon regard, une goutte de sueur à la racine de mes cheveux, une largeur anormale de ma pupille. Il consulte enfin sa montre.
— Ça nous fait 18 h 30.
— Qu’est-ce qui me garantit…?
Fontana se retourne violemment. Rageur.
— Rien.
Il n’a pas perçu mon désarroi. Moi, en revanche, je viens de saisir un moment de bascule essentiel : pour Fontana, je ne suis plus une simple affaire à boucler, je suis devenu l’objet d’une haine personnelle. Malgré son savoir-faire, je l’ai mis plusieurs fois en échec. Il en fait une question d’honneur.
En quelques secondes, la rue est vide. Charles, qui avait réussi une avancée jusqu’au réverbère, se lance enfin dans la traversée du trottoir sans assistance.
Je pose ma main sur son épaule.
Charles, c’est tout ce qui me reste.
On s’embrasse. C’est dingue, il sent le kirsch. Ça fait dix ans que je n’ai pas senti ça.
— J’ai l’impression que tu es dans les emmerdes, dit Charles.
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