— C’est ma femme, Nicole…
Pourquoi j’hésite, je suis incapable de le dire. Je devrais déjà être en train de courir vers le premier ordinateur venu, je devrais me connecter, ramasser le fric à la pelle, remplir la benne et la déverser dans le puits d’Exxyal. Au lieu de quoi je reste là. Je tiens les clés de notre nouvel appartement. Il y a une petite étiquette dans un machin en plastique, comme sur les trousseaux des agences immobilières. Je lis l’adresse. Bon Dieu, c’est vers l’avenue de Flandre. Ce sont des barres ou des tours dans ce coin-là. Les photos donnaient bien cette impression. C’est ça qui me décide.
— Ta femme est pas là ? demande Charles.
Quand je pensais à cet argent, vingt, cent, mille fois j’ai imaginé quel genre d’appartement sublime on allait pouvoir s’offrir Nicole et moi, dans quoi pourraient vivre les filles.
— T’inquiète pas, elle t’attend sûrement à la maison…
Là, j’imagine que Nicole a reposé nos putains de meubles de cuisine. Dans le salon, des tapis élimés comme son gilet. Merde. Après ce qu’on a vécu, on ne va quand même pas tout lâcher. Rouen, c’est deux heures. C’est gagnable. J’ai trois heures devant moi. Ils ne lui feront pas de mal. Ils ne peuvent pas. Ils ne la toucheront pas. Mais d’abord, je dois la rappeler.
— T’as ton portable ?
Charles met un peu de temps à saisir.
— Ton portable…
Charles percute. Il part à la recherche de son téléphone, il va mettre deux plombes.
— Je vais t’aider.
Je fouille dans la poche vers laquelle il se dirigeait. Je compose le numéro de Nicole. Je l’imagine avec son portable. Les filles se foutent d’elle depuis des années. C’est un vieux truc, elle n’a jamais voulu s’en séparer, il a une coque orange, une horreur, quasiment la première génération, il pèse une tonne, il tient à peine dans la main. Des comme ça, il n’y en a pas deux dans le monde. Elle dit toujours : fichez-moi la paix avec mon vieux machin, c’est le mien et il marche très bien. Quand il va être mort, qu’est-ce qu’elle aura les moyens de se payer à la place ?
Une voix de femme. Ça doit être Yasmine, la jeune Arabe de la prise d’otages.
— T’appelles ta femme ? demande Charles.
— Passez-moi ma femme ! je hurle.
La fille pèse le pour et le contre. Dit : « Ne quittez pas. »
Et Nicole.
— Ils t’ont fait mal ?
C’est ça ma première question. Parce que, à moi, ils ont déjà fait très mal. Je ressens des picotements dans tous les doigts. Même dans ceux qui ne fonctionnent plus.
— Non, dit Nicole.
Je reconnais à peine sa voix. Toute blanche. Sa peur est palpable.
— Je ne veux pas qu’ils te fassent du mal. Il ne faut pas avoir peur, Nicole. Tu n’as pas à avoir peur.
— Ils disent qu’ils veulent de l’argent… Quel argent, Alain ?
Elle pleure.
— Tu leur as pris de l’argent ?
Ce serait très compliqué de lui expliquer ça.
— Je vais leur donner tout ce qu’ils veulent, Nicole, je te promets. Toi, promets-moi qu’ils ne t’ont pas touchée !
Nicole ne peut pas parler. Elle pleure. Elle prononce des syllabes que je ne comprends pas. J’essaye de garder le contact.
— Tu sais où tu es ? Dis-moi, Nicole, tu sais où tu es ?
— Non…
Elle parle comme une petite fille.
— Tu as mal, Nicole ?
— Non…
Je ne l’ai entendue qu’une seule fois pleurer comme ça. C’était il y a six ans, quand elle a perdu son père. Elle s’est effondrée sur le sol de la cuisine et elle a pleuré, prononcé des mots sans suite, un chagrin immense, la même voix, aiguë, comme des petits cris.
— Ça suffit, dit la jeune femme.
Elle arrache le téléphone des mains de Nicole. Elle raccroche. Je suis planté sur le trottoir. Ce silence est d’une brutalité définitive.
— C’était ta femme ? demande Charles, toujours en retard d’un wagon. T’es dans les emmerdes, hein ?
Il est gentil, Charles. Je ne m’occupe pas de lui, je ne lui réponds pas mais il est toujours là, patient. Confit dans son odeur de kirsch. Inquiet pour moi.
— Il me faut une voiture, Charles. Maintenant, tout de suite.
Charles siffle. C’est vrai que ça ne va pas être simple. Je reprends :
— Écoute, ça serait un peu long à t’expliquer…
Il m’arrête. Geste direct, presque précis. Je ne pensais pas qu’il en était encore capable.
— T’emmerde pas avec moi !
Court silence. Puis :
— Bon, dit-il.
Il sort quelques billets froissés de sa poche et commence à les déplier pour compter.
— Les taxis sont par là, dit-il en désignant de la tête un point quelque part derrière lui.
Moi, pas la peine de compter, je sais ce qu’on vient de me remettre au greffe pénitentiaire. Je dis :
— J’ai vingt euros.
— Et moi…, compte Charles en vacillant.
Ça prend un temps dingue.
— Vingt aussi ! hurle-t-il soudain. Pareil !
Il lui faut une minute pour revenir de cette découverte stupéfiante.
— On n’a pas de quoi faire un plein, mais ça devrait aller.
Le taxi n’a pas traîné en route. Je suis surexcité, l’adrénaline cavale dans mes veines à la vitesse d’un cheval au galop. Il m’a fallu moins de dix minutes pour planter le cric sous la Renault 25 de Charles, repousser les cales et la remettre sur pneus. Charles navigue d’avant en arrière, toujours un peu à la ramasse. Tout ça va terriblement vite pour lui. Tellement vite que le temps de faire le plein au Centre Leclerc du coin de sa rue, à 15 h 45, on passe la porte Maillot. Cinq minutes plus tard, on grimpe sur l’autoroute. Fluide. J’ai l’impression que la direction de la voiture flotte pas mal. Avec la moitié de mes doigts en compote, ça ne facilite pas la tâche. Je compare ma montre à l’horloge du tableau de bord.
— Oh, tu peux y aller, dit Charles en comparant avec sa montre babylonienne, elle prend pas une minute par trimestre !
Calcul rapide. Ça me laisse un peu plus de deux heures. J’appelle les renseignements, je demande la raffinerie d’Exxyal à Sarqueville. « Je vous mets en rapport », dit le gars. Je demande Paul Cousin. Je parle avec une fille puis une autre fille. Je redemande Paul Cousin.
Pas là.
Je pile.
Charles serre sa bouteille de kirsch entre ses cuisses, se retourne aussi rapidement qu’il le peut et regarde par la vitre arrière si un camion n’est pas en train de nous foncer dessus.
— Comment ça, pas là ?
— Pas encore, dit la fille.
— Mais il est là aujourd’hui ?
La fille consulte son agenda.
— Il est là mais c’est une journée un peu difficile…
Je raccroche. Pour moi, il va être là. Réunions ou pas, rendez-vous ou pas, il va être là. Je chasse l’image de Nicole, la voix de Nicole, je ne sais pas où elle se trouve mais il ne lui arrivera rien avant 18 h 30. À cette heure-là, j’aurai réglé le problème.
Au cul, Fontana.
Je serre les dents. Si je pouvais, je serrerais aussi mes mains sur le volant à m’en faire exploser les articulations, qui sont déjà en charpie.
Charles regarde l’autoroute défiler. Il replace sa bouteille de kirsch sous son siège. Les énormes tubulures chromées qui servent de pare-chocs montent jusqu’au tiers du pare-brise et barrent horizontalement une partie de la route. Je ne sais pas ce qu’en diront les flics s’ils nous arrêtent. Je n’ai même pas mon permis sur moi.
Théoriquement, le domicile de Charles, c’est une V6 Turbo, 6 cylindres, 2 458 cm 3. Théoriquement. En réalité, elle plafonne à cent dix kilomètres-heure et tremble comme un Boeing qui ferait le point. Avec autant de bruit. On s’entend à peine. Je me plante sur la voie de gauche.
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