C’est l’expression officielle pour dire « chômeur ». Il s’est fait virer de chez Exxyal. Deux mois plus tard. Il a certes vécu une épreuve douloureuse, ont dû se dire ses patrons, mais on ne va quand même pas faire confiance à un cadre qui vit en petite culotte sous son uniforme de responsable financier. Malgré son licenciement, Guéneau vient témoigner et il dit exactement ce qu’il faut dire. Parce que le monde est petit et que si Exxyal n’est plus son employeur, il reste l’élément clé de ses démarches s’il espère retrouver un boulot dans sa branche.
Je le détaille davantage.
Quatorze mois de chômage. Et à mon avis, il n’est pas sorti de l’ornière.
Guéneau, c’est moi après un an et demi de chômage. Il se conduit comme s’il y croyait encore. Il s’accroche. Je l’imagine dans six mois réviser ses prétentions à la baisse de 40 %, dans neuf mois négocier un emploi provisoire, dans deux ans accepter un poste subalterne pour payer la moitié de ses traites. Dans cinq ans il se fera botter le cul par le premier contremaître turc qui s’abaissera à le regarder. J’ai l’impression que sa manche de costume va craquer avant la fin de sa déposition et faire marrer toute la salle.
J’ai aussi dit à Fontana : « Quant à Lacoste, cet enculé, vous allez lui faire des recommandations très fermes. Et s’il a du mal à piger, je vous autorise à lui écraser tous les doigts. J’en ai fait l’expérience, indiscutablement, ça aide à comprendre. »
Fontana s’est laissé aller à ce que sa mère doit être la seule à appeler un sourire.
Lacoste a apporté un témoignage d’une grande humanité. Son entreprise est en redressement judiciaire ; rien à voir avec l’affaire qui nous occupe, non, c’est la conjoncture économique. Celle justement dont M. Delambre a été une victime. Comme tant d’autres. Il est bien, Lacoste. J’espère que la petite Rivet l’a convenablement indemnisé.
Lucie me regarde de plus en plus souvent.
L’armée ennemie va bientôt se résumer au seul avocat général. Lucie s’est préparée à la guerre et les adversaires semblent empressés de signer l’armistice. Elle interroge les témoins avec délicatesse, main légère. Elle a compris que la pente était bonne mais qu’il ne fallait pas emballer la machine.
La veille, Nicole s’est étonnée auprès d’elle :
— C’est quand même stupéfiant. Ton père passe aux assises pour une prise d’otages mais personne n’a l’air de s’étonner qu’une entreprise puisse faire la même chose en toute impunité pour évaluer son personnel. Pourtant, s’ils n’avaient pas organisé ce jeu de rôle, il n’y aurait pas eu de prise d’otages, non ?
— Je le sais, maman, a répondu Lucie, mais qu’est-ce que tu veux, même les salariés n’ont pas l’air de trouver ça anormal.
Elle a évidemment ruminé cet argument. Elle comptait même cuisiner les témoins pour le mettre en valeur, pour pousser la cruauté du côté de l’entreprise et la rendre finalement responsable de mon initiative. Mais outre que ce n’est pas le procès d’Exxyal mais le mien, ça n’est plus du tout nécessaire. Lucie se tourne à nouveau vers moi, réellement inquiète de la tournure des événements. Je fais un petit geste des deux mains pour souligner ma surprise. Je tâche d’être très convaincant, mais Lucie s’est déjà détournée et assiste au défilé des témoins, de plus en plus abasourdie.
— Quant à vous, Fontana, j’ai dit, vous allez faire ce que vous faites le mieux : le bon petit soldat. Je suis certain que vous êtes payé au résultat, non ?
Fontana n’a pas bougé un cil, ce qui veut dire que je suis dans le vrai : il est au pourcentage. Plus Exxyal récupère d’argent, plus il palpe.
— Je sais que vous aimeriez bien m’écraser comme une merde, mais vous allez vous montrer discipliné. Vous allez me bichonner. Et je vais vous aider. À chaque syllabe qui ne sera pas parfaitement dans la note, dites-vous que je retire une brique de ce que Dorfmann s’attend à récupérer. Vous lui expliquerez ça quand il constatera les pertes et qu’il vous réclamera des comptes.
Il ne faut pas être médium pour deviner qu’à cet instant, si je n’avais pas un gros avantage sur lui, il me collerait sans état d’âme les deux pieds dans un bac de ciment et m’enverrait dans le canal Saint-Martin avec une bouteille d’oxygène et six heures d’autonomie. Que va-t-il se passer quand tout sera terminé, quand je serai pauvre de nouveau ? J’espère qu’il n’est pas rancunier et qu’il n’en fera pas une affaire personnelle.
En tout cas, il est obéissant.
Il confirme le diagnostic général de non-dangerosité. Lucie lui fait décliner ses états de service pour donner tout son poids à son opinion. Lui qui a fréquenté des guerriers, des soldats, et pire encore, peut assurer le tribunal que Delambre Alain est un agneau. Sa blessure ? Une égratignure. Pas de plainte de sa part ? Pour quoi faire.
J’y suis allé un peu fort. Il faudrait qu’on arrête avec les témoignages. Cette unanimité devient gênante.
En début d’après-midi, les plaidoiries.
Lucie est admirable. Voix ferme, convaincante, elle aligne les arguments, surfe délicatement sur les témoignages pour ne pas rendre le jury inutile, s’adresse aux jurés, tantôt aux hommes, tantôt aux femmes. Elle fait ce qu’elle a de mieux à faire : expliquer que mon aventure pourrait être celle de tout un chacun, et elle le fait sacrément bien. Elle souligne les difficiles conditions de vie de son client, la dégradation de l’estime de soi, l’humiliation, puis le geste brutal, incompréhensible, puis l’égarement, l’incapacité à sortir seul de la situation dans laquelle il s’est enfermé. Son client est un homme seul.
Ce qu’il lui faut dégoupiller maintenant, c’est la grenade que représente mon livre.
Oui, M. Delambre a écrit un livre, explique Lucie. Non pas, comme on l’a trop souvent dit, pour accéder à une quelconque notoriété, mais parce qu’il avait besoin de soutien, besoin de partager son épreuve avec d’autres. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Des milliers, des dizaines de milliers d’autres, semblables à lui, se sont reconnus dans ce naufrage, se sont retrouvés dans son malheur, dans son humiliation. Et ont excusé son geste. Qui n’a d’ailleurs eu aucune conséquence.
Les circonstances atténuantes qu’elle réclame pour son client, ce sont simplement les circonstances partagées par tout le monde en temps de crise.
C’est vraiment pas mal.
Si je ne redoutais pas le teigneux du ministère public qui l’observe et hoche sans cesse la tête d’un air tantôt scandalisé tantôt outrancièrement dubitatif, je dirais que son pronostic peut se réaliser. Aucun jury ne pourra jamais m’acquitter. Je me suis rendu au test d’embauche avec un pistolet chargé, c’est de la préméditation pure et simple. On ne pourra pas faire descendre une peine théorique de trente ans en deçà d’un seuil de huit ou dix ans. Mais Lucie fait feu de tout bois. Et si quelqu’un réussit à diminuer ma peine, c’est elle, c’est ma fille. Nicole la regarde avec admiration. Mathilde la considère avec confiance, avec envie.
Lucie avait raison, l’avocat général en fait une affaire exemplaire.
Son développement tient en trois arguments simplissimes.
Un : Alain Delambre, trois jours avant sa venue chez Exxyal-Europe, a cherché, trouvé, acheté et chargé un pistolet avec des balles réelles. Il avait évidemment une intention agressive et possiblement meurtrière.
Deux : Alain Delambre a médiatisé son affaire pour peser sur son procès, pour tenter d’influencer les jurés, pour les impressionner, pour les intimider. Le preneur d’otages s’est mué en maître chanteur.
Читать дальше