Ma calculette se met en marche et s’affole. Ça fait quatre ans de prison ferme.
Si je n’étais pas déjà assis, je tomberais. Encore trente mois ici ! Même si je parviens à conserver ma place dans le quartier VIP, je suis tellement épuisé que…
— … je vais mourir !
Lucie pose sa main sur la mienne.
— Tu ne vas pas mourir, papa. Tu vas patienter. Je t’assure que si nous obtenons ça, ce sera déjà un sacré miracle.
Je retiens mes larmes.
Je passe trois nuits sans dormir. Trente mois ici ! Presque trois ans… Je vais sortir vieux, très vieux.
Et j’aurai rendu tout l’argent à Exxyal.
Je serai vieux et pauvre. Ça me fout complètement en l’air. Je suis terriblement seul.
Du coup, j’entre dans la salle d’audience les épaules basses, le teint cireux. Je suis un homme éreinté. Je ne l’ai pas voulu ainsi mais ça fait plutôt bonne impression.
La poignée de jurés est prélevée sur le lot des gens que je croisais tous les jours dans le métro à l’époque où j’allais travailler. Des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes. Mais vus sous l’angle des assises, je les trouve bien plus inquiétants. Ils ont beau avoir tous promis de « n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de se décider suivant leur conscience et leur intime conviction avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre… », je suis perplexe. Ces gens-là sont comme moi, je suis sûr qu’ils ont leurs têtes.
Je vois tout de suite que j’ai tout mon petit monde avec moi.
La famille proche d’abord : Nicole, plus belle que jamais et qui ne cesse de me regarder et de m’envoyer de discrets signes de confiance. Mathilde, seule puisque son mari n’a pas pu se libérer.
Pas loin, il y a Charles. Il a dû emprunter un costume à un voisin mieux pourvu mais qui doit être plus grand que lui. Il flotte. On dirait que le vent s’engouffre dans ses vêtements. Sachant qu’il ne pourrait pas picoler dans la salle d’audience, il a dû anticiper sur sa consommation. Je l’ai vu s’avancer d’une démarche concentrée et incertaine. Quand il a levé le bras pour me faire son signe d’Indien, ça l’a brutalement déséquilibré et il a dû se retenir au dossier du banc sur lequel il s’est effondré. Il est très expressif, Charles. Il vit la circonstance de l’intérieur, son engagement est total. Pendant les audiences, à chaque intervention, son visage se charge des commentaires. C’est un véritable oscillographe de l’événement. Souvent, il tourne la tête vers moi comme s’il était en train de réparer ma voiture et m’assurait que pour le moment tout se passe bien.
Après la famille proche, la famille plus éloignée. Fontana, grave et sérieux, qui se polit les ongles avec calme et qui ne me regarde jamais. Ses deux collègues sont aussi présents, la jeune femme au regard froid dont le prénom est cité dans les documents du procès, elle s’appelle Yasmine, et l’Arabe qui conduisait les interrogatoires, Kader. Ils sont dans la liste des témoins cités par le ministère public. Mais avant tout, ils sont là pour moi. Pour moi seul. Je devrais me sentir flatté.
Et puis les journalistes, la radio, la télévision. Et le représentant de mon éditeur, quelque part dans la salle, qui doit s’essuyer les babines en permanence tellement il salive à l’idée des tirages que ce procès va nous valoir.
Et Lucie, que je n’ai pas vue en toge depuis des lustres. Elle a pas mal de jeunes collègues dans la salle qui, comme moi, se demandent combien elle a perdu de kilos au cours de l’année passée.
À l’issue de la première journée, je ne comprends pas pourquoi Lucie pronostique huit ans. À entendre le journaliste qui fait le compte rendu d’audience à la télévision, la terre entière semble de mon côté et le verdict devrait être clément. J’excepte, c’est vrai, l’avocat général. Une vraie teigne, celui-là. Hargneux. Il ne manque jamais une occasion de manifester son animosité à mon égard.
C’est très visible lors de la déposition de l’expert psychiatrique, qui souligne que mon état psychique au moment des faits est marqué par un trouble ponctuel de nature « à abolir [mon] discernement et le contrôle de [mes] actes ». L’avocat général le cuisine. Il brandit l’article 122-1 du Code pénal et veut absolument souligner que je ne peux pas être considéré comme psychiquement irresponsable. Ces débats me passent au-dessus de la tête. Lucie s’accroche. Elle a beaucoup travaillé cet aspect du dossier et c’est, selon elle, une partie névralgique du procès. Entre elle et l’avocat général, la discussion s’enflamme, le président fait des rappels à l’ordre. Le soir, le journaliste conclut sobrement : « Les jurés considéreront-ils M. Delambre comme un homme responsable de ses actes, comme le scande l’avocat général avec véhémence ? Ou, comme le souligne son avocate, comme un homme dont le jugement était fortement altéré par la dépression ? Nous le saurons demain soir, au terme des débats. »
L’avocat général, lui, se vautre dans les détails. Il décrit l’angoisse des prisonniers comme s’il y était. Dans sa bouche, cette prise d’otages, c’est Fort Alamo. Il fait déposer le commandant du Raid qui a procédé à mon arrestation. Lucie intervient peu. Elle compte sur les témoignages.
À tout seigneur tout honneur.
Alexandre Dorfmann dans ses œuvres.
Depuis sa tonitruante conférence de presse, sa déposition est très attendue.
Je jette un œil du côté de Fontana, qui regarde et écoute religieusement son patron.
Quelques jours plus tôt, je lui ai dit :
— Je vous préviens, j’en veux pour dix bâtons ! Pas question pour votre client de s’en tenir au minimum syndical, vous m’entendez ? Pour trois millions, je suis un paumé. Pour cinq millions, je suis un brave type. Pour dix, je suis un saint ! C’est comme ça que je vois les choses et vous allez le lui dire, au souverain pontife. Cette fois-ci, pas question de jouer les P-DG, il faut bosser. Pour dix bâtons et un beau geste de ma part pour calmer son conseil d’administration, il a intérêt à tirer sur les bras, le Grand Timonier. »
Dorfmann se montre d’un naturel sidérant.
Lucie, dans ses rêves les plus fous, n’a jamais espéré un pareil témoignage.
Oui, bien sûr, cette prise d’otages a été « une épreuve », mais au fond, ce qu’il avait devant lui, c’était avant tout un « homme égaré bien plus qu’un meurtrier ». Dorfmann prend un air réflexif. Il fouille dans ses souvenirs. Non, il ne s’est pas senti menacé à proprement parler. « Il ne savait pas très bien ce qu’il voulait, en fait. » Une question. « Non, répond Dorfmann, aucune violence physique. » Le ministère public insiste. Je l’aide mentalement : allez, Excellence, encore un beau geste. Dorfmann gratte le fond de la caisse : « Lorsqu’il a tiré, nous avons tous vu qu’il tirait dans les fenêtres et non sur quelqu’un en particulier. Il ne visait pas. Ça ressemblait plutôt à… du découragement. Cet homme semblait accablé, épuisé. »
L’avocat général passe à l’attaque. Il évoque les premières déclarations de Dorfmann, quelques minutes après la libération par le Raid, déclarations « très sévères pour Delambre », puis lors de la conférence de presse, « étonnante jusqu’à l’équivoque », où Delambre semble absous de toute faute…
— Difficile de vous suivre, monsieur Dorfmann.
Il en faut plus pour troubler Alexandre l’Immense.
Pour balayer cette critique, il fait un « exposé en trois points » dont il scande les grands moments tantôt d’un index pointé vers l’avocat général, tantôt d’un regard vers le jury, tantôt encore d’une main large ouverte dans ma direction. Un sketch absolument parfait. Le fruit de trente années de conseils d’administration. À l’issue de quoi personne n’a compris ce qu’il voulait dire mais tout le monde convient qu’il a raison. Tout s’éclaire. Tout est de nouveau parfaitement logique. Tout le monde communie autour de l’évidence à laquelle Dorfmann nous conduit. Un grand patron dans ses œuvres, c’est beau comme un évêque à la cathédrale.
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