Elle s’arrête. Nous sommes des vases communicants. Dès que l’un se soulage, il détruit l’autre.
— Je n’ai pas besoin d’argent, reprend Nicole. Je m’en fous. Ce que je voudrais, c’est que tu sois là, avec moi. Je n’ai besoin de rien d’autre.
Tout ça n’est pas très construit. Je vois quand même l’intention générale : elle est prête à reprendre notre vie de misère là où on l’a laissée.
Même en moins bien.
— Tu n’as besoin de rien mais tu as quand même vendu notre appartement !
Nicole fait discrètement « non » de la tête comme si, décidément, je ne comprenais jamais rien. Agaçant.
— Alors, à ton avis, ça va changer les choses ? demande-t-elle pour faire diversion.
— Quoi ?
— L’émission.
Je hausse les épaules mais je vibre à l’intérieur.
— Normalement, ça devrait.
Une grande table.
Tous les médias sont là. Ça crépite de partout.
Derrière la table, le mur est entièrement occupé par une bannière portant le logo de l’entreprise et exxyal-europe en immenses lettres rouges.
— Il n’y a pas à dire, il a de la prestance, ton P-DG, dit Nicole en tentant un sourire.
Alexandre Dorfmann dans ses œuvres. La dernière fois que je l’ai vu, il était assis par terre, je lui collais mon Beretta chargé sur le front en lui disant : « Alors, le Roi Nègre, on en vire combien à Sarqueville ? » ou quelque chose dans le genre. Il ne transpirait même pas, me semble-t-il. C’est un animal à sang figé. Aujourd’hui non plus il ne tremble pas. Quand il entre dans la salle, c’est comme s’il avait encore mon Beretta sur le front. Ça ne se voit pas mais je le tiens aux burnes, Alexandre le Grand. Il entre en scène comme une star du cirque, démarche souple et ferme, sourire retenu, visage clair. Les caniches sont derrière. Le numéro a dû commencer dans les coulisses.
— Ils étaient tous là ? demande Nicole.
— Non, il en manquait un.
Dès le début, je remarque que Jean-Marc Guéneau, notre porteur de sous-vêtements rouges, est en retard. Il s’est peut-être attardé dans un sex-shop, allez savoir. Mon petit doigt me dit toutefois qu’il ne viendra pas, qu’il sera absent de la cérémonie. J’espère que ça ne me réserve pas une mauvaise surprise.
L’entrée des vedettes a été coupée au montage, j’ai quand même pu apercevoir l’essentiel : derrière Dorfmann, c’est Paul Cousin qui marche en premier. Il se tient tellement droit qu’on dirait qu’il fait une tête de plus que les autres. Juste après, les voici tous assis, alignés. C’est la Cène. Dorfmann en Jésus-Christ s’apprête à nourrir l’univers de Sa parole ; les douze faux-culs sont réduits à quatre. Normal, c’est la crise. À la droite du Saigneur : Paul Cousin et Évelyne Camberlin, à sa gauche : Maxime Lussay et Virginie Tràn.
Dorfmann chausse ses lunettes puis les retire. Nuée de journalistes et de reporters, le silence s’installe, derniers crépitements de flashs.
— La France entière s’est émue, à juste titre, du sort malheureux d’un chômeur en situation difficile qui s’est abandonné à des… violences, dans le cadre de sa recherche d’emploi.
Ses phrases sont écrites à l’avance mais l’annonce récitée, ce n’est pas son genre, à Dorfmann. Ce début fait ampoulé. Il retire ses lunettes. Il a plus confiance dans son génie que dans sa mémoire. Il regarde l’assistance bien en face, dans l’œil de la caméra.
— Le nom de notre groupe a été associé à cette regrettable affaire parce que ce chômeur, M. Alain Delambre, dans un accès de folie, a pris en otage, des heures durant, plusieurs cadres de notre entreprise et moi-même.
Son visage se contracte un très bref instant. C’est le souvenir de l’épreuve. C’est très bien évoqué, bravo. Dans l’ombre ténue qui passe un bref instant sur le masque de Dorfmann, on peut lire : nous avons vécu l’horreur mais nous avons choisi de ne pas nous donner en spectacle, nous gardons notre douleur pour nous, voilà notre noblesse. Et les apôtres, à ses côtés, se joignent à cet infinitésimal mouvement d’intense émotion. L’un baisse la tête, terrassé par le souvenir de l’épouvantable cauchemar qu’il a enduré, l’autre avale sa salive, visiblement en proie aux traces indélébiles imprimées dans son cœur par ces heures d’effroi et de terreur. Bravo à eux aussi ! D’ailleurs, l’assistance ne s’y trompe pas, les flashs crépitent spontanément pour saisir cette admirable microseconde de souffrance télévisuelle. Moi-même, j’ai envie de me retourner vers mes camarades de cellule pour les faire applaudir. Je suis seul. VIP.
— Ce sont des sacrés faux-culs, non ? dit Nicole.
— On peut dire ça comme ça.
Dorfmann reprend.
— Quelles que soient les raisons d’agir de ce demandeur d’emploi, aucune situation, je dis bien aucune situation , ne saurait justifier le recours à la violence physique.
— Tes mains, comment ça va ? demande Nicole.
— Déjà six doigts opérationnels. Quatre ici, deux là. Ça va, c’est la majorité des doigts. Les derniers se ressoudent assez mal, le médecin laisse entendre qu’ils pourraient rester un peu raides.
Nicole me sourit. Ce sourire de mon amour. C’est toute ma raison de me battre et de souffrir. Je peux mourir pour cette femme.
Merde, c’est ce que je suis en train de faire !
Enfin, peut-être pas :
— Pour autant, poursuit Dorfmann, nous ne pouvons pas être insensibles à la douleur de ceux qui souffrent. Nous, les chefs d’entreprise, nous battons chaque jour pour remporter la guerre économique qui assurera leur retour à l’emploi, mais nous comprenons leur impatience. Et pour tout dire : nous la partageons.
J’aurais bien aimé voir l’émission depuis la salle d’un bistro de Sarqueville. Ça devait ressembler à un match de Coupe du monde. Ils vont se la passer en boucle, cette déclaration.
— La terrible mésaventure de M. Delambre est peut-être exemplaire du drame de certains demandeurs d’emploi. Notre réponse doit, elle aussi, être exemplaire. C’est pourquoi, sur ma proposition, le groupe Exxyal-Europe a décidé de retirer toutes ses plaintes.
Intense émoi, les photographes mitraillent la tablée.
— Mes collaborateurs (geste souverain vers sa droite puis vers sa gauche, accompagné de baissements de paupières coordonnés comme une ola) ont décidé spontanément de se joindre à moi et je les en remercie. Chacun d’eux, à titre personnel, avait déposé une plainte. Toutes seront retirées. M. Delambre affrontera le tribunal pour les actes qu’il a commis, mais les parties civiles se retirent pour laisser place à la justice.
De chaque côté de Dieu, les cadres ne sourient pas. Conscience de leur rôle historique. Dorfmann vient d’esquisser un nouveau vitrail de l’histoire du capitalisme : Le Patron montrant sa Commisération à un Chômeur désespéré .
C’est maintenant que je mesure le prix qu’Alexandre Dorfmann attache à ses dix patates. Ça a quand même dû faire un peu de bruit dans les coulisses d’Exxyal, parce qu’il en remet une couche, et pas de n’importe quelle teinte. Un beau blanc virginal, un blanc christique. Un blanc d’innocence.
— Ni Exxyal ni ses cadres ne veulent évidemment influencer la justice, qui doit être rendue en toute indépendance. Notre geste de commisération est néanmoins un appel à la mansuétude. Un appel à la clémence.
Bourdonnement dans la salle. On savait nos P-DG capables de hauteur, il suffit de voir leurs salaires, mais une pareille grandeur d’âme, ça émeut aux larmes, forcément.
— Pour Lucie, le retrait des parties civiles, ça peut avoir beaucoup d’effet sur le verdict, dit Nicole.
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