La demi-heure est passée. On se lève, on s’embrasse. Juste avant de partir :
— Je crois que l’appartement est vendu. Maman t’en parlera quand elle viendra.
Une image : j’imagine notre appartement avec des étiquettes partout et des dizaines d’acheteurs blasés qui passent en silence et soulèvent ici et là un objet, un peu dégoûtés…
Vraiment, ça me fout en l’air.
Je n’ai pas eu longtemps à attendre pour voir revenir Fontana.
Il ne porte jamais le même costume. On dirait moi au sommet de ma gloire, quand j’avais du boulot. Quoique son costume soit d’un bleu tout ce qu’il y a de plus moche, de plus vulgaire. Ça doit coûter des sous, mais avant tout, ça pue l’homme sans goût. Fontana est du genre à porter des pochettes. C’est l’idée qu’il se fait de l’élégance de l’homme moderne. Il choisit des vêtements vagues, flous, il veut être à son aise. Dans son métier, il doit falloir des vêtements efficaces. Quand il les essaye, j’imagine qu’il fait mine de coller un pain dans la gueule du vendeur pour vérifier que les manches ne le gênent pas ou de lui balancer un grand coup de pied dans les couilles pour savoir si le pantalon reste souple dans les mouvements propres à sa fonction. Fontana, c’est un pragmatique. C’est ce qui me fait peur chez lui. Je détaille son costume pour m’occuper parce que si je le regarde trop attentivement, la manière dont il m’observe froidement me terrifie.
Je dois trouver une contenance. J’ai remporté une première manche de justesse, mais maintenant que nous attaquons la suivante, je dois savoir de quel atout il dispose. Il serait surprenant qu’il arrive les mains vides. Pas son genre. Il va falloir être réactif. Je me concentre. Je me tais. Fontana ne sourit pas.
— Encore bien joué, monsieur Delambre.
Entendre : Delambre, tu es un enfoiré, mais tu ne perds rien pour attendre. Je vais t’écrabouiller l’autre main.
Je me risque.
— Je suis content que ça vous ait plu.
Ma voix traduit mon angoisse. Instinctivement, je me recule sur ma chaise pour me mettre hors de portée.
— Ça a beaucoup plu à mon client. Et à moi aussi. En fait, ça a plu à tout le monde.
Je ne dis rien. Je tâche de sourire.
— Je reconnais que vous avez de la ressource, poursuit-il. Vous n’aviez évidemment aucune liste. Il m’a fallu deux jours pour interroger mon client. Et l’informaticien chargé de le vérifier nous a fait perdre encore une bonne douzaine d’heures. Entre-temps, vous avez réussi à intéresser la presse à votre cas. Et à me priver d’un moyen d’intervention. Pour le moment.
Je fais mine de me lever.
— Ne partez pas, monsieur Delambre, j’ai ça pour vous.
Il n’a pas élevé le ton. Il n’a pas imaginé une seule seconde que j’allais effectivement sortir. C’est un excellent joueur. Je me retourne. Je pousse un cri.
Bordel de merde !
Fontana vient de coller sur la table une grande photo noir et blanc.
C’est Nicole.
Ça me coupe les jambes. Je m’effondre sur la chaise.
Nicole est photographiée dans le hall de notre immeuble. Elle est debout, dos à l’ascenseur. Derrière elle, un homme en cagoule noire la tient serrée contre lui, face à l’objectif. Son avant-bras en bandeau sur sa gorge. Elle tente de tirer sur son coude mais elle n’a pas la force suffisante. Elle se débat, ça ne sert à rien. C’est comme ça que me tenait Bébétâ. Le visage de Nicole est pétrifié. Ses yeux sont exorbités. C’est pour ça que la photo est prise. Pour que je voie, bien en face, Nicole en danger de mort, que je voie son regard éperdu. Ses lèvres sont légèrement entrouvertes, elle cherche de l’air, elle étouffe. Elle est certainement sur la pointe des pieds, parce que l’homme qui la tient, bien plus grand qu’elle, la tire vers le haut. Bizarrement, elle n’a pas lâché son sac, qu’elle tient encore à bout de bras. Nicole face à moi. Plein cadre.
L’homme, c’est Fontana. Il a une cagoule, mais je sais que c’est lui. Il porte une pochette. Je hurle :
— Où est-elle ?
— Chtt…
Fontana plisse les yeux comme s’il trouvait inconvenant que l’on crie aussi fort.
— Charmante, Nicole. Vous avez bon goût, Delambre.
Pour lui, je ne suis plus M. Delambre, mais Delambre tout court. On passe à la vitesse supérieure. Je tiens la tablette sans me rendre compte de la douleur dans mes doigts.
Je vais tuer ce type, j’en fais le serment.
— Où est-elle ?
— Chez elle. J’allais dire : ne vous inquiétez pas. Mais si, au contraire, vous devriez vous inquiéter pour elle. Là, elle en est quitte pour la peur. Et vous aussi. Mais la prochaine fois, je lui casse les dix doigts. À coups de marteau. Et je le fais personnellement.
Il appuie sur le « personnellement ». On a l’impression qu’avec lui ce sera un marteau spécial et une façon spécifique d’écraser les doigts. Il y a une détermination terrible dans sa voix. Puis, sans transition, avant que je risque une réponse, il plaque rageusement une seconde photo sur la table. Même style. Noir et blanc. Grand format.
— Elle, je vais lui casser les deux bras et les deux jambes.
Mon sang reflue brusquement, mon estomac se soulève. C’est Mathilde. Pas loin du lycée, je crois reconnaître la rue. Des jeunes gens passent derrière elle. Sur un banc public. Elle a déplié un papier d’emballage et elle mange des crudités dans une barquette transparente avec une fourchette en plastique. Je ne savais pas qu’elle faisait ça. Elle ne sourit pas mais elle a suspendu son geste parce qu’elle écoute avec attention, avec curiosité, ce que lui dit l’homme qui est assis près d’elle.
Fontana de nouveau. Ils bavardent ensemble. Conversation de jardin public. La scène est calme et même banale, mais elle est prise pour que j’imagine la suite. Ils se lèvent et font quelques pas dans la rue en direction du lycée, une voiture passe, Mathilde est poussée dedans.
Fontana ne sourit pas. Il se montre légèrement soucieux, comme si une question le hantait. Il surjoue.
— Et votre avocate, là… Votre fille… Elle a besoin de ses bras et de ses jambes pour travailler ou elle peut le faire en fauteuil roulant ?
Envie de vomir. Qu’il ne touche pas un cheveu de Nicole ni de mes filles. Merde, que je meure s’il le faut, que Boulon revienne me casser tous les os, tous, sans restriction, mais qu’on ne touche pas un seul de leurs cheveux.
Ce qui me sauve, à cet instant, c’est que je suis incapable d’articuler une seule syllabe. Les mots demeurent coincés dans ma gorge, tout au fond. Tétanisés. Je tente de faire redémarrer à la manivelle mon cerveau dont tous les rouages sont grippés, mais je ne parviens pas à fabriquer une pensée. Ma conscience s’est tout entière engloutie dans le visage de mes filles.
Je jette un œil sur le côté, je cherche des repères nouveaux, je me racle la gorge. Je n’ai rien dit. Bien sûr, je dois avoir les yeux écarquillés d’un drogué en fin de nuit. Donner l’impression d’un type vidé de son sang. Mais je n’ai toujours rien dit.
— Je vais les casser toutes les trois. Ensemble.
Mentalement, j’ai obturé mon système auditif. J’entends les mots mais leur sens ne perce pas la première couche. Il faut que je m’éloigne de ces images insupportables, sinon je vais vomir, mourir, je serai sans résistance.
Il bluffe. Je dois me dire qu’il bluffe. Je vérifie. Je le regarde.
Il ne bluffe pas !
— Je vais leur casser tout ce qui leur sert à bouger, Delambre. Elles seront vivantes. Conscientes. Je vous assure, ce que vous avez vécu ici, c’est de la rigolade à côté de ce que je leur prépare.
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