David Fontana s’arrête.
Il est sincèrement admiratif. Complicité suspecte, une admiration qui va me coûter cher. Qui est destinée à me coûter…
— Dix millions d’euros, monsieur Delambre ! Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère !
Je suis sidéré.
Même son client ne lui a pas dit la vérité.
J’ai raflé 13,2 millions.
Du coup, j’ai baissé la garde, un vague sourire a dû flotter sur mon visage. Fontana est aux anges :
— Bravo, monsieur Delambre. Si, vraiment ! Je me fous des détails techniques. Selon l’informaticien qui a expertisé la fuite, vous avez programmé un virement vers un compte offshore qui a ensuite effacé toutes vos traces.
En réalité, c’est beaucoup plus savant que ça.
Quand j’abandonne les otages et que je m’installe derrière l’ordinateur portable, je n’ai qu’une quinzaine de minutes devant moi et mes connaissances en informatique sont rudimentaires. Je sais utiliser un tableur et un traitement de texte. Au-delà… Mais je sais aussi connecter une clé USB et envoyer un mail. Romain m’a dit que c’était suffisant. Il a travaillé près de trente heures de suite pour mettre ça au point. Le logiciel qu’il a installé sur la clé USB fait le travail tout seul dès qu’il est activé. Il faut moins de quatre minutes pour que Romain, depuis son poste, chez lui, pose un cheval de Troie dans l’intranet d’Exxyal, auquel je viens de lui donner accès, et qui lui permettra de revenir en visite aux heures ouvrables, le temps nécessaire pour accéder aux comptes, sécuriser le virement vers un paradis fiscal et effacer toutes ses traces.
Mais Fontana a au moins raison sur ce point, tout ça ne change rien au résultat.
— D’autant bien joué que vous agissez en toute impunité. Vider la caisse noire d’une compagnie pétrolière, celle qui sert à distribuer des pots-de-vin un peu partout, à payer des commissions occultes… c’est être au moins certain qu’on ne va pas porter plainte contre vous.
Ne plus réagir.
Il n’a pas tout compris mais il a l’essentiel.
Les détails importent peu.
Fontana ne bouge pas. Les secondes s’égrènent.
— Au fond, malgré les apparences, vous n’avez réfléchi à rien. Votre action, c’est un pur réflexe de colère. Vous êtes parti en courant avec la caisse, vous avez fait quarante mètres et vous vous êtes arrêté là. Et nous voici face à face, monsieur Delambre. Quel mauvais calcul… Sincèrement, pour moi, c’est un mystère. Enfin… j’ai mon idée. Je pense que vous n’avez pas pris cet argent dans l’espoir d’en profiter vous-même. Vous l’avez mis au chaud pour votre petite famille, pas pour vous. Après une pareille prise d’otages, vous ne pouvez vous faire aucune illusion : au mieux, vous allez sortir d’ici dans une quinzaine d’années. Si vous n’avez pas le cancer avant.
Fontana laisse peser un lourd silence.
— Ou si je ne vous fais pas tuer d’ici là. Parce que mon client est très, très, très en colère, monsieur Delambre.
J’imagine les réactions, en effet. Le conseil d’administration d’Exxyal-Europe n’est certainement pas informé des détails, mais les actionnaires clés n’ont pas pu être laissés dans l’ignorance. Un trou de treize bâtons d’euros dans la caisse, on a beau aimer son P-DG, ça indispose toujours un peu, forcément. Évidemment, on ne vire pas un patron de grande entreprise pour un trou de treize millions, ce serait ridicule, mais on préférerait quand même que l’ordre soit respecté. Le capital d’un côté, le chômage de l’autre. Dorfmann a dû donner des garanties à ses actionnaires. Il a promis de retrouver la caisse noire, de la restituer.
Dès que Fontana regarde ma main, elle me fait terriblement souffrir. J’ai la gorge sèche.
— Combien voulez-vous ?
Ma voix ne porte pas. Je suis obligé de répéter ma question :
— Combien voulez-vous ?
Fontana est surpris.
— Mais tout, monsieur Delambre. Absolument tout.
OK. Maintenant je vois très clairement pourquoi Exxyal ne lui a pas donné les vrais chiffres.
Si je rembourse ce qu’on annonce, dix millions, il m’en reste trois.
C’est l’offre d’Exxyal.
On ne compte pas ce qui est après la virgule. On ne mégote pas.
Vous rendez la caisse noire, vous conservez trois millions d’euros, la vie sauve et tout rentre dans l’ordre. On passe l’éponge, les pertes et profits sont faits pour ça. Si je retire la part de Romain, il me reste deux millions. Adieu veaux vaches cochons couvées. Je me raisonne : sortir vivant et entier, déjà, ce serait bien. Deux millions, ça rembourse largement Mathilde, Lucie, ça permet à Nicole de revenir sur sa décision de vendre l’appartement.
Je pense quand même que je devrais avoir droit à un peu plus que ça. J’ai déjà retourné maintes fois le calcul dans ma tête. Ce que j’ai pris à Exxyal-Europe, c’est moins de trois ans de revenus d’un grand patron. Bon, ça fait mille ans de SMIC mais merde, ça n’est quand même pas moi qui fixe les tarifs !
Je tire ma dernière cartouche.
— Et le fichier des destinataires, j’en fais quoi ?
Je n’ai pas élevé le ton. Fontana lève les sourcils, sa question reste muette. Il rentre très légèrement les épaules, comme quelqu’un qui s’attend à recevoir une brique sur la tête.
Je ne bouge pas. J’attends.
— Expliquez-moi ça, monsieur Delambre.
— Pour l’argent, j’ai entendu votre proposition. Ce que je veux savoir, c’est ce que je dois faire de la liste des contacts de votre client. La liste des personnes à qui ces fonds étaient destinés. Avec les références des comptes sur lesquels ils attendent que l’on verse la juste rémunération des services qu’ils ont rendus à votre client. Il y a de tout là-dedans : des sous-ministres français, des ministres étrangers, des émirs, des hommes d’affaires… Je veux savoir ce que j’en fais, parce que vous ne m’en parlez pas.
Fontana est très agacé. Mais pas seulement par moi. Son client ne lui dit pas tout et il trouve ça très énervant. Il serre les mâchoires.
— Il va me falloir une preuve tangible pour mes clients. Une copie de votre document.
— Je vais vous faire parvenir la première page. Tout est stocké sur le Net. Dites-moi à quelle adresse e-mail je dois vous envoyer ça.
J’ai de nouveau créé le doute. Fontana est un homme prudent. Il va enquêter. Si je dis vrai, son client va devoir marcher sur des œufs avec moi. Pour le moment, j’ai gagné un répit.
— Bien, dit-il enfin. Je crois qu’il va falloir que je discute avec notre client.
— Ça me semble une très bonne idée… Discutez-en.
Je pousse mon dernier pion. Je souris largement, très sûr de moi :
— Vous me tenez au courant ?
Fontana n’a pas esquissé un geste, je suis déjà debout.
Je marche dans le couloir.
Jambes en coton.
Dans deux jours, trois au plus tard, Fontana va s’apercevoir que j’ai bluffé.
Que je n’ai aucune liste de quoi que ce soit.
Il va être furieux.
Si ma nouvelle stratégie ne donne pas des résultats sous deux jours, Bébétâ et Boulon vont gagner une fortune : le prix de mes entrailles à dévider sur le sol en béton de la cour de promenade.
Premier jour, rien.
Lors de mes déplacements, j’observe Boulon avec anxiété. Pour lui, je n’existe pas. Il n’a pas reçu d’ordre me concernant. Je suis encore en vie aujourd’hui.
Garder confiance.
Ça devrait marcher. Ça doit marcher.
Deuxième jour, rien.
Bébétâ soulève de la fonte dans la salle de gym. Il pose ses haltères pour lever la main à mon intention parce qu’il ne peut pas me saluer de la tête en faisant autre chose.
Читать дальше