Chez lui, tout se voit. Il n’a pas reçu d’ordre me concernant.
La journée passe lentement, Jérôme veut parler, il voit que ce n’est pas le moment.
Je ne fais qu’une seule sortie hors de ma cellule. Je tente de négocier une lame à un type que je connais. Je veux pouvoir me défendre, même si je ne suis pas certain de savoir le faire quand j’en aurai l’occasion. Je n’ai rien à échanger qui l’intéresse. Je regagne ma cellule bredouille.
J’arrête de manger. Pas faim.
Je ne cesse de remuer tout ça dans ma tête. Ça peut marcher. Demain est un autre jour.
Je m’accroche à ça.
Troisième jour. Le dernier.
Je ne vois ni Boulon ni Bébétâ.
Ce n’est pas bon signe.
Généralement, je sais où on peut les trouver. Je n’ai pas très envie de les croiser, mais ne pas les voir m’angoisse encore plus. Je fais un large tour des zones qu’ils fréquentent. Je donne l’impression de longer les murs. Je cherche le major Morisset et je me souviens qu’il est absent pour quelques jours. Un de ses copains est en train de mourir. Il est à son chevet.
Je rentre dans ma cellule, je ne me déplace plus.
S’ils me cherchent, ils devront venir jusqu’ici.
Je transpire depuis les premières heures du matin.
Midi arrive.
Aucune nouvelle.
Demain, je suis mort.
Pourquoi ça n’a pas marché ?
Et puis 13 heures.
TF1.
Ma tête en première page du journal. C’est une photo d’identité qui remonte au jurassique, je ne sais pas comment ils se la sont procurée.
Aussitôt, deux détenus, trois, quatre, se précipitent pour voir la suite du journal dans notre cellule. Ils se tapent sur les cuisses. Les autres gars font : « Chttt !! » pour mieux entendre les commentaires. Une petite bombe.
Le journaliste déclare que ce matin, Le Parisien a publié une double page sur moi, sur mon histoire, et livré un montage des premières pages du manuscrit que je leur ai envoyé. Ils ont gardé le meilleur. J’annonce la parution du livre qui raconte mon histoire.
Et Céline, c’est le témoignage pathétique d’une victime de la crise. Exemplaire.
Rappel des faits. Delambre. C’est moi. Un détenu me tape dans le dos avec admiration.
Delambre : chômeur senior à la recherche d’un emploi. Son parcours, son histoire, les années heureuses, le chômage en fin de carrière, le sentiment d’injustice, les années de galère, la descente aux enfers, l’humiliation devant les enfants, l’espoir de retravailler sans cesse déçu, la glissade dans la gêne, la chute dans la dépression. La prise d’otages, geste de désespoir.
Morale de l’histoire : il risque trente années de prison.
La France s’émeut. Mon témoignage est jugé « déchirant ».
Images d’archives. Quelques mois plus tôt, le siège d’Exxyal-Europe, le parking plein de flics, les gyrophares, les otages sains et saufs sous des couvertures argentées, le type qu’on a ceinturé, capturé et qu’on emporte en courant, c’est moi. Dans la cellule, les détenus hurlent de joie. « Chttt ! » refont les autres.
L’analyste invité. Un sociologue qui vient parler de la déprime des cadres. De la violence sociale. Le système décourage, démotive et pousse aux extrêmes. Sentiment des plus faibles que seuls les plus forts s’en sortent. Les seniors de plus en plus menacés par l’exclusion. Il pose la question : « En 2012, dix millions de vieux, c’est dix millions d’exclus ? »
Mon parcours devient un modèle, mon chômage, un drame, mon drame, un fait de société.
Bien joué.
Dans le cul, Fontana.
Je me laisse embrasser dans le cou par un détenu, sacrément fier d’être pote avec une vedette du petit écran.
Radiotrottoir. Commentaire des gens : Ahmed, vingt-quatre ans, manutentionnaire. Il comprend, il est de tout cœur avec moi, il a lu l’article du Parisien . Il va lire le livre. À son boulot, on ne parle que de ça. Un chômeur en prison à cause du chômage, « C’est pas acceptable. Il n’y a pas déjà assez de suicides ? »
Françoise, quarante-cinq ans, secrétaire, elle aussi craint d’être un jour au chômage, ça lui fait peur, elle ne sait pas jusqu’où elle pourrait aller, elle comprend. « Forcément, quand on a des enfants… » Elle a lu l’article du Parisien . À son boulot, on ne parle que de ça. Elle va offrir le livre à son mari.
Jean-Christian, soixante et onze ans, retraité. Tout ça, c’est du battage, ceux qui veulent réellement trouver du boulot en trouvent. Ils font n’importe quoi mais ils travaillent. « Même manutentionnaire. » Autour de moi, les types sifflent. Jean-Christian, si je l’ai un jour devant moi, je lui rentre dans le cul ma feuille de paie des Messageries pharmaceutiques. Connard. Peu importe.
Je cherche Jérôme de l’œil. Il rigole. Il a compris.
La télévision, les journaux, le sujet qui se clôt sur l’annonce de la parution du livre : « Un témoignage déchirant qui ne manquera pas de faire réfléchir les politiques. » Je n’avais pas d’éditeur jusqu’ici mais depuis cinq minutes je sais que je n’aurai aucune difficulté de ce côté-là.
À partir de cet instant, je suis le chômeur le plus célèbre de France.
Un modèle.
Intouchable.
Je m’étire. Je respire.
Boulon et Bébétâ vont devoir chercher du boulot ailleurs.
Je me lève, je vais exiger de voir le directeur.
À partir de maintenant, s’il m’arrive quoi que ce soit, la direction de la prison plonge. Il va falloir me protéger. Je suis célèbre.
Maintenant, c’est comme si j’avais commis un délit d’initié : j’ai droit au quartier VIP.
D’ordinaire, Lucie sort immédiatement ses gros dossiers et les pages, les dizaines de pages de notes remplies de sa belle écriture directe. Là, rien du tout, elle ne bouge pas, les yeux sur le plateau de la table. Sa fureur bouillonne avec une intensité folle. Je ne serais pas son père, elle me giflerait immédiatement.
— Tu serais un client, papa, je te dirais que tu es un sale con.
— Je suis ton père et tu viens de me le dire.
Lucie est très pâle. J’attends. Mais elle attend aussi. Je me lance.
— Écoute, il faut que je t’explique…
C’est tout ce qu’elle voulait. Un déclic, un mot, elle s’engouffre, toute sa rage s’exprime, un fleuve.
Extraits.
C’est une trahison. Ce que tu as fait là, c’est ce que tu pouvais imaginer de plus dégueulasse. Je ne voulais pas assurer ta défense. J’ai plié devant un chantage affectif méprisable. Depuis, je travaille jour et nuit pour qu’on arrive au procès dans les meilleures conditions, et toi, dans mon dos, tu écris tes conneries de Mémoires et tu les envoies à la presse. En clair, tu méprises mon métier, tu méprises mon travail. Tu méprises ma personne. Parce qu’il t’en a fallu du temps pour écrire tout ça ! Des jours, des semaines même, des jours et des semaines pendant lesquelles tu m’as vue régulièrement, parlé. Et tu ne m’en as rien dit. Tu m’as fait ce coup en douce. C’est exactement ce que tu aurais fait si tu avais voulu me ridiculiser. Mais ça n’est même pas ça. Tu l’as fait sans me le dire, parce qu’à tes yeux, je n’ai aucune importance. Je ne suis qu’un rouage. Sainte-Rose ne veut plus travailler sur ce dossier. Il me laisse tomber. Il me dit : « Votre client est encore plus dangereux que le jury, c’est un électron libre, vous ne vous en sortirez pas, laissez tomber. » Le juge me demande si j’espère faire pression sur lui ou sur le jury en médiatisant notre affaire. Il me dit : « Maître, vous m’aviez donné votre parole que l’instruction pourrait se dérouler dans une atmosphère sereine, vous venez de rompre le contrat. Dorénavant, je saurai à quoi m’en tenir avec vous. » Tu m’as discréditée. Et maman… Qui, bien sûr, elle non plus, n’était au courant de rien. Remarque, elle l’a vite appris : depuis ce matin, 7 heures, une nuée de journalistes campe en bas de chez elle et hurle chaque fois qu’elle écarte un rideau. Et elle ne peut plus espérer qu’ils vont se lasser. Le téléphone sonne en permanence. Elle va devoir faire avec ça pendant des mois. Bravo, tu simplifies la vie de tout le monde. Mais je suppose que tu es content, tu as ce que tu voulais : un best-seller. Tu rêvais de devenir une vedette ? Bravo, c’est fait. Avec les droits d’auteur, tu vas pouvoir te payer un avocat sur qui tu pourras pisser tant que tu voudras. Parce que moi, j’en ai ma claque de tes conneries.
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