Boulon se penche sur moi et il dit calmement :
— C’est le message.
Je ne sais pas ce qui se passe ensuite parce que je m’évanouis.
Quand je me réveille, ma main est comme un ballon de football gonflé à bloc. Allongé dans un lit de l’infirmerie, je pleure encore. Comme si je n’avais pas arrêté de pleurer depuis qu’ils m’ont saisi.
J’ai tellement mal. Tellement mal. Tellement mal.
Je me tourne sur le côté, je me recroqueville en chien de fusil, la main bandée au creux de mon ventre. Je pleure. J’ai peur. Tellement peur. Je ne voulais pas ça. Sortir d’ici. Je ne veux pas mourir ici.
Pas comme ça.
Pas ici.
L’avantage de la prison, c’est que les séjours à l’hôpital sont courts. Quatre jours. Service minimum. Les désarticulations métacarpo-phalangiennes, les fractures et luxations ont été opérées et réduites par un chirurgien tout ce qu’il y a de plus sympa dans le genre chirurgien.
J’ai des attelles, des plâtres et des mois devant moi à espérer un retour à la normale auquel le spécialiste ne croit guère. Je vais garder des séquelles.
Le jeune homme s’est levé dès mon entrée dans la cellule et m’a tendu la main. En voyant le monceau de bandage, il n’a pas pu s’empêcher de sourire et m’a tendu l’autre. On se serre la mauvaise, c’est bon signe.
Pour le moment, j’ai surtout envie d’être allongé.
Jusqu’à hier, ma main me procurait des élancements insupportables et l’infirmier ne disposait d’aucun analgésique suffisamment puissant. Ou il ne voulait pas m’en donner. Le major Morisset ne s’est pas contenté de me faire transférer, il m’a aussi apporté du Stianofil. Ça abrutit un peu mais au moins la douleur s’estompe, me laisse dormir par intermittence. Le major me dit qu’on va ouvrir une enquête, que je dois livrer le nom de mes agresseurs, mais il n’attend même pas la réponse et quitte la cellule.
Jérôme, mon nouveau voisin, est un arnaqueur professionnel d’une trentaine d’années. Il a un joli visage, des cheveux ondulés, une prestance naturelle rassurante et si vous l’imaginez en costume, vous avez, de face, le directeur de votre agence bancaire, de dos, votre agent immobilier, du profil droit, votre nouveau médecin de famille et du gauche, votre copain d’enfance qui a réussi à la Bourse. Il a moins de diplômes qu’un paysan de la Sierra Leone mais il s’exprime très bien, il a de la personnalité, du charisme, je lui trouve un petit côté Bertrand Lacoste en plus jeune. Peut-être par le fait qu’il est, lui aussi, un arnaqueur. Comme j’ai moi-même plus de vingt ans de pratique du management, malgré notre différence d’âge, nous nous entendons assez bien. C’est un garçon très habile. Pas suffisamment pour avoir réussi à éviter la prison, mais quand même, c’est un retors. Il a déjà à son actif des dizaines de chèques falsifiés, des tonnes de marchandises imaginaires vendues cash, de vrais faux papiers négociés à prix d’or, des embauches fictives avec dessous-de-table et perception de subventions de l’État, et même des cessions d’actions boursières sur des places étrangères. Ce qui l’a conduit ici, c’est la vente sur plan d’appartements chimériques dans une résidence de luxe inexistante, au-dessus de Grasse. Il m’a expliqué le truc, c’est trop savant pour moi. Ce type est bourré de thunes. Sauf sa liberté, il peut acheter ce qu’il veut. Son business a dû bien rapporter. À côté de lui, je passe pour un pouilleux.
Je ne dis rien.
Jérôme observe ma tête et ma main droite, qui est encore toute gonflée. Il veut absolument savoir pour quelle raison je me suis fait esquinter à ce point. Ça l’intrigue. Il flaire la bonne affaire. Je dois surveiller tout ce que je dis, la manière dont je le dis, ce que je ne dis pas, la manière dont je me tais.
Effet post-traumatique de ma rencontre avec Boulon et Bébétâ, j’ai peur dès que je sors de ma cellule. J’explore l’environnement avec appréhension, derrière moi, tout autour, sur le qui-vive en permanence. De loin, je vois Boulon faire ses affaires, ses trafics, il se retourne mais n’a pas l’air de me voir. Pour lui, je ne suis rien d’autre qu’une affaire. Je n’existerai de nouveau à ses yeux que s’il reçoit une nouvelle commande, et la seule question qu’il se posera alors, c’est de savoir jusqu’où il devra aller et s’il est suffisamment payé pour ça. Quant à Bébétâ, quand il me croise, il sourit béatement, il lève la main, paume dans ma direction, comme je lui ai montré, il est drôlement content de me dire bonjour, comme si m’avoir écrabouillé tous les doigts avait créé entre nous de nouveaux liens affectifs. Ce qui s’est passé dans la buanderie a déjà été chassé de la partie de moelle épinière qui lui tient lieu de cerveau.
Jérôme ne me trouve pas très loquace, forcément. Lui, c’est un bavard, il a besoin de parler ; moi, j’ai les idées noires. Le médicament y est peut-être pour quelque chose. Je rumine le « message ». Ce qui m’inquiète, évidemment, c’est la suite. C’était d’ailleurs bien ça, le vrai message : nous n’en sommes qu’au début.
Bon Dieu, je ne sais absolument pas quoi faire.
Depuis le début, j’agis sans savoir comment tout ça va finir.
Depuis le début, ce n’est qu’une suite de stratégies à court terme.
J’improvise sans cesse.
Je réagis quand j’ai le nez sur l’événement.
J’en prends plein la gueule dès mon arrivée, mais ensuite, je trouve le major Morisset et je gagne sa protection. On me casse les doigts, mais ensuite, je me débrouille pour être transféré dans une cellule à deux, dans une section mieux protégée.
Au pire, je survis à l’épreuve.
Au mieux, je parviens à reculer l’échéance.
Mais fondamentalement, depuis l’instant où j’ai appris qu’Exxyal me menait en bateau, quand j’ai compris que tout ce que j’avais fait pour être embauché avait été inutile, que j’avais volé l’argent de ma fille pour rien, depuis que j’ai senti cette colère noire m’envahir, je réagis, je tâche de trouver des solutions, mais je n’ai jamais de stratégie globale. Pas de plan qui intégrerait les conséquences. Je ne suis pas un malfrat. Je ne sais pas faire.
Je me débats.
D’ailleurs, si j’avais une stratégie d’ensemble et qu’elle m’avait conduit là où j’en suis, je pourrais dire que c’est une très mauvaise stratégie.
Le premier message m’est bien arrivé.
Que va-t-il se passer maintenant ?
Il faut absolument que je trouve un moyen d’empêcher le second message de me parvenir.
Curieusement, c’est le psychiatre chargé de l’expertise qui me met sur la piste.
Cinquante ans, classique, jargonnant mais ouvert. Il prononce toutes ses phrases comme des sentences essentielles et se fait une haute idée de sa fonction. C’est pas faux. Sauf qu’avec moi, c’est du beurre. Il suffit de mettre côte à côte mon dossier et mon CV et vous avez le diagnostic. Je ne fais pas trop d’efforts pour le convaincre de ce qu’il sait déjà.
Ce qui me frappe, c’est cette phrase quand il entame l’entretien : « Si vous vouliez me raconter votre vie, que me diriez-vous en premier ? »
Après cette entrevue, je me lance à corps perdu dans le travail.
Comme je ne peux pas écrire, j’ai demandé son aide à Jérôme, je dicte, il écrit, je relis, il corrige sous ma dictée. Ça va assez vite, jamais assez vite pour moi, mais je parviens à masquer que j’ai entamé là une course contre la montre.
Si tout va bien, le manuscrit sera achevé dans quatre ou cinq jours. Je booste mon aventure. J’en rajoute pas mal, je mets de la violence symbolique, j’écris à la première personne, je tâche de faire efficace, ça pourrait marcher. Et je me renseigne sur les journaux que ça peut intéresser.
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