Au cours de nos entretiens, elle me donne des nouvelles de sa mère, qui est bien seule. Au début j’ai réussi à l’appeler au téléphone. Lucie me dit qu’elle s’inquiète parce que je ne le fais plus. Je prétends que maintenant c’est plus difficile. En fait, c’est parce que quand j’appelle Nicole, rien que le son de sa voix me donne envie de pleurer. C’est insurmontable.
Lucie affirme que sa sœur, Mathilde, va bientôt venir me voir. Je n’y crois pas une seconde. Et ça m’arrange, parce que je redoute le moment où je vais devoir l’affronter.
C’est dur d’avoir honte de soi devant ses enfants.
Alors j’ai commencé à écrire mon histoire. Ça n’est pas facile, parce qu’il faut de la concentration et qu’ici, où que vous alliez, la télé hurle du matin au soir. À 20 heures, c’est la cacophonie, chaque détenu augmente le son pour écouter son journal télévisé préféré. Les grands titres se chevauchent dans la plus totale confusion. France 2 : « Avec 1,85 million d’euros annuels, les grands patrons français sont les mieux payés d’Europe » se superpose à TF1 : « Le chômage devrait atteindre les 10 % en fin d’année ». C’est un beau bordel, mais on voit quand même bien la tendance générale.
Il est quasiment impossible d’échapper au flot continu des séries, des clips, des jeux, ça vous martèle le crâne, ça vous suit partout, la télé finit par faire partie de vos fibres. Je supporte mal les bouchons d’oreille, j’ai acheté un casque antibruit. Et comme j’ai oublié de préciser la couleur, j’ai hérité d’un casque d’un orange vif. J’ai l’air d’un type qui guide les avions sur les aéroports, les mecs m’appellent « l’aiguilleur du ciel », mais ça ne fait rien, je travaille mieux grâce à ça.
Je ne suis pas un très bon rédacteur, j’ai toujours été meilleur à l’oral qu’à l’écrit. (Je compte un peu sur cette qualité lors du procès, même si Lucie me dit que je devrai la laisser parler à ma place et dire uniquement ce que j’aurai appris par cœur quelques heures avant le début des audiences.) Je n’écris pas mes Mémoires, je tente seulement de rendre compte de mon histoire. Je le fais pour Mathilde principalement. Encore que je le fasse aussi pour Nicole, qui ne comprend pas tout ce qui nous arrive. Et pour Lucie, qui ne sait pas tout. Mon histoire, c’est incroyable comme je la trouve banale, vue comme ça. Pourtant, c’est original. Tout le monde ne vient pas aux tests d’embauche avec un Beretta chargé à balles réelles.
C’est peut-être un tort d’ailleurs. Ça va sûrement en faire réfléchir plus d’un.
Depuis que je suis ici, depuis la première apparition d’Alexandre Dorfmann à la télévision le lendemain de la prise d’otages, je m’inquiète de n’avoir aucune nouvelle d’Exxyal.
C’est anormal.
Ils ne peuvent pas rester silencieux pendant des mois et des mois.
Je me disais justement ça quand j’ai reçu des nouvelles, aujourd’hui vers 10 heures, en entrant à la buanderie.
Le détenu qui s’occupe du linge prend mon ballot et disparaît dans les entrailles du local.
Et quelques secondes après, c’est l’immense Bébétâ qui revient à sa place. Je lui souris et je lève la main droite, comme pour dire « je le jure », c’est ce que je lui ai appris pour dire bonjour. Mais j’ai la puce à l’oreille quand je vois, derrière lui, se profiler la silhouette de Boulon. Le type qu’on appelle Boulon est bien plus petit que Bébétâ mais nettement plus inquiétant. Un pervers. Il tient son nom de son arme favorite, le lance-pierres, un truc très sophistiqué avec un repose-bras élastique tubulaire dans lequel il remplace les cailloux par des boulons. Quand il était en liberté, il portait des boulons de toutes les tailles dans ses différentes poches et il pouvait atteindre avec précision des cibles à des distances incroyables. Son dernier exploit est d’avoir collé un boulon de 13 en plein milieu du front d’un homme à près de cinquante mètres. Le boulon s’est planté au milieu du cerveau. Propre et net. Il est connu pour quelques atrocités sans nom, mais il se vante de n’avoir jamais fait couler une goutte de sang. Au fond, malgré les apparences, il a peut-être le cœur pointu.
À le voir apparaître comme ça dans la buanderie accompagné de Bébétâ, je comprends tout de suite que je vais avoir des nouvelles de mon ex-futur employeur. Je me retourne pour m’enfuir, mais il suffit à Bébétâ d’allonger le bras pour m’attraper à l’épaule. J’essaye de hurler mais en une fraction de seconde il m’a retourné et collé contre lui, une main en bâillon sur la bouche. Il me soulève du sol sans le moindre effort, me retourne contre lui et me serre. Je remue dans tous les sens les bras les jambes en essayant de hurler. Ces types vont me tuer. Je le sais. Mes efforts ne servent à rien, Bébétâ m’emporte comme si j’étais un coussin de salon. Nous voilà derrière le comptoir, entre les travées de draps et de couvertures. Là, il veut me reposer au sol mais mes jambes ne peuvent plus me porter tellement j’ai peur, il doit me tenir. Je continue de hurler dans la paume de sa main, ce qui sort est un râle inhumain dans lequel je ne reconnais même pas ma propre voix. Je suis comme une bagnole au rebut qu’on s’apprête à compresser. Bébétâ me tient d’un bras en me bâillonnant et de l’autre il saisit mon poignet droit et il l’allonge de force vers Boulon, qui me fixe calmement, sans un mot. Je joue des coudes, des bras, des jambes, mais toute résistance est inutile. Je sais qu’ils peuvent me faire mal. Vraiment très mal. Je tente toujours de hurler. C’est une situation tellement désespérée. Je suis si atrocement seul. Je suis prêt à tout donner. À tout rendre. Tout. L’image de Nicole me traverse la tête comme un coup de foudre. Je m’accroche à elle mais c’est une Nicole en train de pleurer qui m’apparaît, une Nicole qui va me regarder souffrir et mourir en pleurant. Je tente de supplier, rien ne sort de ma bouche, tout se passe dans ma tête. Boulon dit simplement :
— J’ai un message pour toi.
Juste ça.
Un message.
Bébétâ pose de force ma main à plat sur une étagère. Boulon saisit d’abord mon pouce et le retourne d’un coup sec. La douleur est fulgurante, affolante. Je hurle. Impression de devenir dingue. Instantanément. Je veux me débattre, balancer des coups de pied partout, surtout derrière moi, pour contraindre Bébétâ à relâcher un peu sa pression, mais déjà Boulon a saisi mon index et l’a retourné à son tour. Il saisit fermement le doigt et le retourne jusque sur le dos de la main. Ça fait un bruit sinistre. Douleur aveuglante. Une nausée m’envahit, je vomis, Bébétâ continue à me tenir, comme si l’ordre d’être dégoûté ne parvenait pas à ce qui lui sert de cerveau. Lorsque Boulon me prend le troisième doigt, je m’évanouis. Je pense que je m’évanouis. En fait je suis encore conscient, quand le doigt est retourné une onde électrique me parcourt de haut en bas, je ne hurle même plus, c’est au-delà de ça. Mon corps est une chiffe molle dans l’étau des bras de Bébétâ. Je transpire comme un damné. Je pense que c’est à ce moment-là que j’ai chié sous moi. Mais Boulon n’a pas terminé. Il reste deux doigts. Je vais mourir. De douleur. Mon esprit s’en va, j’ai si mal que je deviens fou. Des vagues me parcourent de la tête aux pieds. Même les vagues de douleur s’affolent. Quand Boulon me retourne le petit doigt, le dernier, mon esprit m’a quitté, mon estomac s’est retourné, je veux mourir tellement j’ai mal, Bébétâ me lâche. Je m’effondre en hurlant. Je suis tombé sur ma main. Je ne peux même pas la serrer contre moi, je ne peux même pas la toucher. Je râle. Je ne suis plus qu’un flot de douleur. Mon esprit ne parvient pas à se mobiliser, je suis en train de dérailler complètement.
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