L’épreuve de vérité.
Le premier interrogatoire va donner le ton du jeu de rôle. S’il se passe bien, ça veut dire que le dispositif est adapté à l’objectif. Pour l’instant, mon scénario se révèle très fiable et tout se passe comme prévu. L’expérience. Mais nous entrons dans la phase active, celle où M. Delambre et M lle Rivet doivent interroger les cadres pour évaluer leur comportement et où il y aura inévitablement une part d’improvisation. Je reste donc très attentif à tous les détails.
M lle Rivet approche le micro qui se trouve entre elle et M. Delambre. Elle toussote. Toux sèche.
M. Guéneau s’assoit. Il tremble terriblement. Son pantalon inondé doit lui donner très froid. Sur l’écran, nous voyons qu’il articule des mots, mais aucun son ne nous parvient.
Sans attendre la consigne, Kader se penche vers lui et demande :
— Pardon ?
M. Guéneau murmure :
— Vous n’allez pas me tuer ?
Sa voix est à peine audible, ce qui rend cette terreur assez pathétique. M lle Rivet doit d’ailleurs le sentir, parce qu’elle passe aussitôt à l’acte :
— Ce n’est pas notre intention première, monsieur Guéneau. Sauf si vous nous y obligez, évidemment.
Kader répète fidèlement ces paroles et il les interprète fort bien. Dans sa bouche, peut-être à cause de son accent, peut-être parce qu’il y met une tension contenue très convaincante, le mot « intention » sonne comme une menace. M lle Rivet entend ses propres mots répétés en écho. Cela nous donne, à tous trois, l’étrange impression d’être à la fois ici et ailleurs.
M. Guéneau fait non de la tête, les yeux fermés. Il recommence à pleurer et murmure :
— Je vous en prie…
Il fouille lentement dans sa poche et en sort le téléphone portable, qu’il pose sur la table comme s’il s’agissait d’un flacon de nitroglycérine.
— Je vous en supplie.
M lle Rivet se tourne vers M. Delambre et lui désigne le micro pour lui proposer d’intervenir à son tour, mais M. Delambre ne bouge pas et continue de fixer l’écran. Je réalise qu’il transpire, ce qui est assez étonnant parce que la climatisation est bien réglée. M lle Rivet n’y prête pas attention et reprend :
— Vous vouliez appeler les secours ? demande-t-elle par la bouche de Kader. Vous voulez donc du mal à notre Cause, monsieur Guéneau ?
M. Guéneau relève la tête vers Kader, prêt à jurer ses grands dieux… mais il change d’avis :
— Qu’est-ce que… vous voulez ? demande-t-il.
— Ce n’est pas comme ça que nous allons procéder, monsieur Guéneau. Vous êtes un des financiers du groupe Exxyal. À ce titre, vous êtes au carrefour de nombreuses informations confidentielles, contrats, accords, transactions… Alors, je vous le demande : qu’êtes-vous prêt à faire pour notre Cause en échange de votre vie ?
M. Guéneau a un air ahuri.
— Je ne comprends pas… Je ne sais rien… Je n’ai rien…
— Allons, monsieur Guéneau, nous savons parfaitement vous et moi que les contrats pétroliers sont comme les icebergs ; ils ont une large partie immergée. Vous avez négocié vous-même plusieurs contrats, je me trompe ?
— Quels contrats ?
M. Guéneau tourne la tête dans plusieurs directions, comme s’il voulait prendre à témoin une assistance imaginaire.
Mauvaise pioche.
Depuis le début de l’interrogatoire, on sent que M lle Rivet n’a pas suffisamment réfléchi à la situation personnelle de M. Guéneau et qu’elle n’a pas pris la dimension de cet interrogatoire. Elle va à la pêche aux informations, mais elle tombe à côté. M. Guéneau d’ailleurs devine le stratagème, même s’il ne l’identifie pas clairement.
Quelques secondes de malaise s’installent…
— Qu’est-ce que vous voulez… exactement… de moi ?
— C’est à vous de me le dire, insiste M lle Rivet.
L’entretien part en vrille.
— Vous attendez bien… quelque chose de moi, non ? demande M. Guéneau.
Il est terriblement troublé.
Les questions qui lui sont posées ne cadrent pas avec la brutalité de la situation.
Il a le sentiment que le commando ne sait pas ce qu’il veut.
Instants de flottement, je n’aime pas ça du tout. J’avale ma salive.
C’est alors que M. Delambre semble sortir de sa léthargie. Il tend la main, approche le micro :
— Vous êtes marié, monsieur Guéneau ? demande-t-il.
Kader est surpris par le changement de voix dans son oreillette. Sans doute aussi par la tonalité d’outre-tombe de M. Delambre.
— Euh, oui…, répond M. Guéneau à la question répercutée par Kader.
— Et ça se passe bien ?
— Pardon ?
— Je vous demande, avec votre femme, ça se passe bien ?
— Je ne comprends pas…
— Sexuellement, avec votre femme ? insiste M. Delambre.
— Écoutez…
— Répondez-moi !
— Je ne vois pas…
— Répondez-moi !
— Oui… euh… ça se passe bien…
— Vous ne lui cachez rien ?
— Pardon ?
— Vous m’avez entendu.
— Eh bien, non… je ne vois pas… non…
— Et à votre employeur non plus, vous ne cachez rien.
— C’est-à-dire… ce n’est pas pareil…
— Parfois, ça revient au même.
— Je ne comprends pas…
— Déshabillez-vous.
— Quoi ?
— J’ai dit : déshabillez-vous ! Là, tout de suite !
Kader a saisi l’intention : il a posé le Sig Sauer devant lui, allongé le bras et saisi la mitraillette Uzi. M. Guéneau le regarde, horrifié. Il balbutie des syllabes indéchiffrables…
— Non, s’il vous plaît, implore-t-il.
— Vous avez dix secondes, ajoute Kader en se levant.
— Non, je vous en prie…
Il se passe deux ou trois longues secondes.
M. Guéneau pleure et regarde tour à tour le visage de Kader et la mitraillette et on devine qu’il est en train d’articuler « Je vous en prie, je vous en supplie… », mais tout en disant cela, il commence à retirer sa veste qu’il laisse tomber derrière lui et se met à déboutonner sa chemise en commençant par le bas.
— Le pantalon d’abord, intervient M. Delambre. Et reculez-vous…
M. Guéneau s’arrête, recule de un pas.
— Reculez encore !
Il est ainsi presque au centre de la pièce, bien en vue. Il s’attaque à sa ceinture en gémissant. Il s’essuie maladroitement les yeux.
— Plus vite…, le presse Kader sur les instructions de M. Delambre.
M. Guéneau a retiré son pantalon. Il garde la tête baissée. Il porte un slip de femme. Rouge vif. Avec de la dentelle crème. Comme ceux que l’on voit à la devanture des sex-shops.
Pour vous dire le fond de ma pensée, j’ai honte pour lui.
Je n’aime déjà pas les homosexuels, mais les homosexuels honteux, je trouve ça encore plus démoralisant.
— La chemise, ajoute M. Delambre.
Lorsque M. Guéneau a tout retiré, on voit qu’en fait, sous son costume, il porte l’ensemble complet, slip et soutien-gorge. C’est terriblement triste. Il garde les bras ballants, la tête baissée, et ses larmes maintenant sont vraiment déchirantes. Il a la poitrine un peu lourde d’un homme trop bien nourri que les bonnets compriment. L’ensemble rouge vif tranche évidemment sur ce corps trop gros, velu, au ventre blanc et tombant. Le slip s’est coincé entre ses grosses fesses et il est trempé d’urine.
Personne n’a compris comment M. Delambre avait eu cette intuition, mais il l’a eue. Comment a-t-il senti la faille chez cet homme ? M lle Rivet est déboussolée : ce premier interrogatoire dépasse ce qu’elle avait imaginé.
M. Delambre reprend la parole.
— Monsieur Guéneau !
Celui-ci lève vers Kader un visage hébété.
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