Il criait toujours mais certains mots étaient littéralement hurlés. Il était difficile de savoir si c’était un signe précurseur de la panique ou s’il continuait d’occuper l’espace sonore pour nous empêcher de réfléchir. Le problème, c’est que ça l’empêchait lui aussi de réfléchir. J’ai été l’un des premiers à devoir me lever sur son ordre et à pouvoir l’observer un instant : il était très agité. Intuitivement, c’est ce qui nous faisait tous courir, l’idée qu’il était si impatient, si irritable. On le sentait capable de n’importe quelle maladresse, mais aussi de n’importe quelle décision meurtrière.
Lorsqu’on raconte les événements comme je le fais là, tout semble fonctionner au ralenti. On détaille chaque geste, chaque intention, mais en fait, tout cela a été très vite. Tellement vite que je n’ai pas eu le temps de me poser la question fondamentale : pourquoi M. Delambre faisait-il cela ? Qu’en attendait-il ? Pourquoi un cadre convoqué pour un test de recrutement prenait-il ses futurs patrons en otage avec des balles réelles ? Il y avait derrière tout ça des enjeux qui m’échappaient, et j’ai pensé que le mieux était d’attendre que les événements se décantent.
Il nous a ainsi fait relever l’un après l’autre et il nous a indiqué à chacun un emplacement. Là, il nous a ordonné de poser nos mains bien à plat et de nous asseoir dessus, dos à la cloison. La bonne occasion d’agir n’allait pas se présenter rapidement parce que cette position est l’une des plus difficiles à contourner. Je l’ai maintes fois utilisée moi-même en opération.
Il n’avait pas préparé son plan dans le détail, parce que souvent il désignait quelqu’un, hésitait, et lançait : « Là ! » puis il changeait d’avis : « Non, là…! » C’était très inquiétant.
Mais finalement tout le monde a été placé.
Je ne sais pas si c’est le résultat auquel il voulait arriver, mais c’était un ordre logique. Il avait sur sa droite les gens d’Exxyal-Europe : M me Camberlin, M lle Tràn, M. Cousin, M. Lussay et M. Guéneau (qui avait eu le temps d’enfiler son pantalon et sa veste de costume). Sur sa gauche, mon équipe : Mourad, Yasmine, Kader, M. Renard et moi-même, et enfin, seuls au milieu, en étau entre ces deux groupes, M. Dorfmann et M. Lacoste. Le résultat, bien qu’improvisé, était impressionnant, parce que ces deux hommes ont tout de suite ressemblé à deux accusés devant un tribunal. Ils l’ont d’ailleurs senti : ils étaient très pâles. C’était peut-être plus frappant dans le cas de M. Lacoste qui au naturel est légèrement hâlé, résultat des sports d’hiver sans doute.
En pareil cas, contrairement à ce qu’on croit, ce ne sont pas les femmes qui pleurent le plus, ni le plus fort. M. Guéneau, lui, n’avait plus de larmes à verser, il regardait obstinément par terre entre ses jambes en serrant les deux pans de sa veste. M. Lussay, en revanche, avait pris le relais et pleurnichait discrètement, comme un chiot qui aurait eu peur d’être battu. M me Camberlin avait pleuré silencieusement et son maquillage avait fait des ravages, des traînées noirâtres sur les pommettes, seule la lèvre inférieure portait encore du rouge. Chez une femme de cinquante ans, c’est toujours un peu moche. M lle Tràn, elle, était pâle, on aurait dit qu’elle avait vieilli de dix ans en quelques minutes, ses cheveux s’étaient aplatis. J’ai souvent remarqué ça. Dans les circonstances extrêmes, les gens renoncent immédiatement à tout ce qui faisait leur apparence, parce qu’il n’y a plus que leur vie qui compte, et généralement, ils deviennent assez laids.
Mais le plus impressionnant était M. Cousin. Au naturel, son extrême maigreur est déjà saisissante, mais dans la circonstance il se tenait droit comme un cierge de Pâques et son œil de faucon semblait traverser les obstacles. Contrairement à tous ceux qui seraient prêts, s’il le fallait, à abandonner toute dignité pour conserver leur vie, lui dévisageait M. Delambre comme un ennemi personnel, sans ciller, sans baisser les yeux, comme s’ils étaient à égalité, et il obéissait aux ordres de M. Delambre avec des gestes qui affirmaient une opposition silencieuse mais radicale. Les autres se faisaient tout petits, bougeaient le moins possible.
Ceux que l’on entendait le plus, c’étaient M. Lussay, qui geignait douloureusement, et M. Renard, notre acteur, qui avait l’air de vouloir se fondre dans la moquette et qui vivait sans doute les minutes les plus difficiles de sa carrière.
Il y eut une demi-minute de silence.
M. Dorfmann, le patron d’Exxyal, ne laissait rien filtrer de ses émotions. C’est un homme d’un grand sang-froid, comme je l’ai dit.
M. Lacoste, mon patron, commençait juste à retrouver ses esprits. Il a levé vers moi des sourcils interrogateurs. Il était prêt à tenter d’intervenir. Je lui ai fait signe que j’allais m’en charger moi-même. Outre que la tâche me revenait en tant qu’organisateur de l’opération, j’étais aussi celui qui disposait de la plus longue expérience dans ce domaine. J’ai sollicité Yasmine, parce qu’elle a fait aussi de la psychologie des situations de crise. Elle m’a adressé un regard dubitatif, il était difficile de se faire une opinion. J’ai pensé que je pouvais me lancer. J’ai profité d’un instant de répit de M. Delambre pour établir un premier contact :
— Qu’est-ce que vous voulez, monsieur Delambre ?
Je me suis appliqué à prendre un ton serein, posé, mais je ne sais pas si c’est ce qu’il fallait dire en premier. M. Delambre s’est précipité sur moi. Instinctivement, nous avons tous baissé la tête. Moi le premier.
— Et toi, qu’est-ce que tu veux, connard ?
M. Delambre m’a planté brutalement son pistolet au milieu du front, près de la racine des cheveux, et comme je ne l’avais pas vu remettre le cran de sûreté, j’ai pris peur, je l’avoue. J’ai fermé les yeux le plus fort possible.
— Rien, je ne veux rien…
— C’est pour ça que tu me déranges, connard ? pour rien ?
J’ai ressenti une brusque poussée de transpiration froide et une nausée m’a soulevé l’estomac. Vous savez, dans mon métier, il m’est arrivé d’avoir peur de mourir et je peux vous assurer que c’est une sensation qui ne se confond avec aucune autre…
Le mieux était de ne pas répondre, pour ne pas risquer de l’exciter davantage.
Le canon de son arme pointait mon cerveau.
Je me suis dit que ce type était en train de virer dingue et qu’à la première occasion, je lui collerais une balle exactement à cet endroit-là.
J’étais sans doute intervenu prématurément, mais il était trop tard pour regretter. J’avais offert une brèche à M. Delambre et il s’y est engouffré.
— Alors, le gros bras ! m’a-t-il dit. Elle est où, ta belle organisation ? Hein, ducon, elle est où ?
Je ne peux pas vous dire quelle a été la réaction des autres, parce que je gardais les yeux fermés.
— C’était pourtant bien au point, quel dommage ! Ta petite équipe, tes caméras, tes écrans, tes mitraillettes à la mords-moi-le-nœud.
Il a tourné son arme contre mon front, comme s’il voulait visser le canon dans ma tête.
— Mais ça, c’est de la vraie, mon pote. Avec de vraies balles, pour faire de vrais trous. On ne joue plus aux cow-boys et aux Indiens, maintenant. Tiens, d’ailleurs, à propos d’Indiens, il est où le Grand Manitou ?
M. Delambre s’est relevé, il a fait mine de chercher autour de lui, une main sur la hanche.
— Bah c’est vrai ça, il est où le Roi Nègre ? Aaaaaah, le voilà !
Il s’est agenouillé devant M. Dorfmann comme il avait fait avec moi. Il a posé le canon de son Beretta exactement au même endroit, en plein milieu du front. Sa manière de s’exprimer montrait clairement qu’il était animé par la haine. Il avait envie d’humilier, de rabaisser. Ce qui répondait à ma question et que l’avenir allait démontrer : au fond, M. Delambre n’avait rien à réclamer. Il n’était pas là pour de l’argent, pour une rançon.
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