— Pensez-vous que l’on puisse faire confiance à quelqu’un comme vous, monsieur Guéneau ?
L’homme se tient courbé sous l’humiliation, ses épaules plongent vers l’avant et vers le bas, sa poitrine se creuse, ses genoux semblent se cogner l’un contre l’autre. M. Delambre attend un long moment avant de porter le coup de grâce.
— Pour des raisons politiques qu’il serait trop long de vous expliquer, nous aimerions que la presse parle du groupe Exxyal. Notre Cause a besoin du discrédit de grandes sociétés européennes. Le groupe Exxyal doit apparaître sous son plus mauvais jour, vous voyez ce que je veux dire ? Pour cela, il nous faut des éléments tangibles à fournir à la presse. Nous savons que vous disposez d’informations qui peuvent servir notre Cause. Des clauses confidentielles, des pots-de-vin, des arrangements en sous-main, des partenariats dissimulés, des appuis inavoués, des secours, des aides, des encouragements… Vous voyez de quoi je veux parler. Vous avez donc le choix. Je peux vous tuer tout de suite. Mais si vous préférez, pour vous permettre de réfléchir à notre affaire, je peux vous renvoyer quelques heures parmi vos collègues. Ils vont être très amusés de vous voir dans cet accoutrement très… décadent.
M. Guéneau pousse des petits gémissements.
— Non…, murmure-t-il.
Il est intensément malheureux, c’est une humiliation effroyable.
Dans son dos, il doit sentir la présence de Yasmine. Même si elle est en uniforme, c’est tout de même une jeune femme qui le regarde. Il se triture les mains comme s’il voulait en arracher la peau.
— À moins que vous ne soyez prêt à agir pour notre Cause ?
Tout est allé très vite.
M. Guéneau s’est précipité sur le pistolet. Avant que Kader ait pu faire un geste, il l’a attrapé et il a fourré le canon dans sa bouche. Yasmine a un excellent réflexe. Elle lui attrape le bras et le tire brutalement vers elle. Le pistolet rebondit sur le sol.
Tout s’arrête.
M. Guéneau, dans ses sous-vêtements féminins rouges, reste sur la table, allongé sur le dos, un bras replié sur sa poitrine, l’autre dans le vide. Il a l’air d’une victime dérisoire sur l’autel du sacrifice. C’est un tableau un peu fellinien. On sent que cet homme vient de perdre là une part de l’estime de soi qu’il ne retrouvera jamais. Il ne bouge plus et respire avec difficulté. Il roule enfin sur le côté, se blottit en fœtus et ses larmes reprennent, silencieuses cette fois.
M. Guéneau a envie de mourir, ça se voit.
M. Delambre se penche de nouveau sur le micro.
— Il faut passer à l’acte, souffle-t-il à Kader. Son Blackberry !
Kader s’adresse en arabe à Yasmine, qui va chercher le petit carton où ont été déposés les téléphones, les montres et autres affaires personnelles des otages, et le pose près du visage de M. Guéneau.
— À vous de jouer, monsieur Guéneau, dit Kader, que choisissez-vous ?
C’est un instant interminable. M. Guéneau est comme engourdi, il agit très lentement. Il est assommé mais il finit par basculer sur lui-même et parvient à se lever, en vacillant certes, mais il tient debout. Il esquisse le geste de dégrafer son soutien-gorge, mais M. Delambre se précipite sur le micro :
— Non !
C’est non.
M. Guéneau adresse à Kader un regard empli de haine. Mais là encore, sa haine ne sert à rien, le voici déguisé en sous-vêtements féminins, trempé jusqu’aux os, il a peur de perdre une vie à laquelle pourtant il ne tient plus, il est vaincu. Il fouille lentement dans le carton et prend son Blackberry, qu’il allume d’une main. En expert. La scène est d’autant plus pitoyable qu’elle prend du temps. M. Guéneau relie son organiseur à l’ordinateur portable connecté à l’intranet d’Exxyal-Europe. Kader est maintenant derrière lui pour surveiller de près. M. Guéneau entre ses codes et commence sans doute à fouiner dans la comptabilité de certaines opérations, sur nos écrans nous ne voyons pas le détail de ce qui se passe réellement.
À partir de là, je crois que les opinions divergent.
Je suis certain, pour ma part, d’avoir entendu M. Delambre dire : « Salaud. » Non, je ne peux pas vous dire si c’était au singulier ou au pluriel, « Salaud » ou « Salauds ». Et il ne l’a pas dit fort, mais comme s’il se parlait à lui-même. M lle Rivet d’ailleurs a dit qu’elle ne l’avait pas entendu. Moi, je suis certain du contraire. L’interrogatoire était terminé, M. Guéneau était terrassé, on ne comprenait même pas comment on en était arrivé là, M. Delambre a tourné la tête, il a dit « Salaud », j’en suis certain, et il s’est levé. L’action qu’il avait conduite jusqu’ici était loin d’être achevée. Pourtant, on aurait dit que l’affaire avait cessé de l’intéresser. Kader tournait la tête vers l’objectif de la caméra pour solliciter des instructions. M. Guéneau, courbé sur le clavier de l’ordinateur portable, continuait de sangloter comme un bébé dans son ensemble rouge à dentelle. Yasmine s’est tournée à son tour vers l’objectif. Et donc, en plein milieu de cette incertitude, M. Delambre s’est levé. Je le voyais de dos, je ne peux pas dire quelle tête il faisait. Mon impression, c’est qu’il y avait quelque chose de… comment dire… de relâché. Comme un soulagement. Évidemment, c’est toujours facile de dire ça après, mais vous pouvez vérifier, je l’ai dit dès ma première déposition. Bref.
M. Delambre est donc debout, dans ce silence bizarre. M lle Rivet s’étonne. Puis il prend son attaché-case, il se retourne et il sort.
C’est étrange comme effet. On aurait juré qu’il rentrait chez lui. Comme s’il avait terminé son travail.
Mais dès qu’il a été sorti, j’ai su qu’il fallait agir. Tout de suite. Dans la salle d’interrogatoire, Kader regardait le pauvre M. Guéneau sangloter sur son clavier et attendait les instructions. J’ai allongé le bras vers le micro et lui ai dit précipitamment : « Tu l’arrêtes, tu le rhabilles ! », puis j’ai basculé le micro vers l’oreillette de Mourad, qui a penché la tête d’un air très concentré. J’ai dit : « Tu les gardes à l’œil. » Je me suis retourné pour courir après M. Delambre avant qu’il fasse une bêtise, mais j’avais à peine fait un pas que M. Dorfmann et M. Lacoste sont entrés dans notre salle.
Ils étaient très raides et ils regardaient droit devant eux. À côté d’eux, M. Delambre tenait son attaché-case dans la main gauche. Dans la droite, il tenait un pistolet, un Beretta Cougar, qu’il pointait sur la tempe de M. Dorfmann. J’ai tout de suite vu qu’il ne plaisanterait pas, parce que son regard était sauvage et son attitude très déterminée. Et quand un type colle une arme sur la tempe d’un autre, vous avez toujours intérêt à supposer qu’il est vraiment prêt à tirer.
M. Delambre a hurlé :
— Tout le monde dans la salle de réunion !
Il hurlait parce qu’il avait peur et gardait les yeux très grands ouverts, ce qui lui donnait un air un peu halluciné.
M lle Rivet a poussé un cri.
J’ai commencé à dire : « Qu’est-ce qui se passe ? » mais M. Delambre m’a devancé. Il a détourné l’arme de la tête de M. Lacoste, il a visé devant lui, fermé les yeux et il a tiré. Sans hésiter une seconde. La détonation a été effroyable, deux écrans ont explosé (M. Delambre avait tiré au jugé), du verre partout, de la fumée, une odeur de plastique brûlé, M lle Rivet est tombée sur les genoux en hurlant, les deux hommes qu’il tenait en joue se sont courbés sous la déflagration en se bouchant les oreilles.
Moi-même j’ai levé les bras aussi haut que je pouvais, pour montrer que je n’offrirais aucune résistance, parce que l’écran qui explose et cette odeur de cordite… il n’y avait pas de doute… il pouvait tous nous tuer.
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