M. Delambre tirait à balles réelles.
« Levez les mains ! » « Avancez ! » « Grouillez-vous ! »
M. Delambre n’a plus cessé de hurler. Pour occuper l’espace sonore, nous empêcher de réfléchir et profiter de l’effet de surprise.
En quelques secondes, il nous a fait traverser le couloir, il a attrapé au passage Kader, M. Guéneau et Yasmine, toujours en hurlant, et nous a tous poussés violemment dans le dos jusqu’à la salle de réunion, où les six faux otages, sans le savoir, venaient d’en devenir de vrais.
Puis, pour faire bonne mesure, il s’est tourné vers la caméra de droite, il a levé le bras et il a tiré, la caméra a disparu dans un nuage de fumée. Après quoi il s’est tourné de l’autre côté et il a tiré à nouveau, mais il a eu moins de chance : la balle est passée loin de la caméra et a traversé la cloison en faisant un trou large comme un ballon de football. Mais M. Delambre ne semblait pas prêt à s’en laisser compter, il a hurlé : « Bordel de merde ! » et il a tiré de nouveau et cette fois-ci la caméra s’est désintégrée.
Vous n’imaginez pas ce que peuvent faire trois détonations d’un Beretta.9 mm parabellum dans une pièce de quarante mètres carrés. Toutes les têtes ont eu l’impression d’exploser comme des caméras murales. Ce Beretta est une arme à 13 coups, il lui en restait neuf à tirer, et même s’il n’avait pas de chargeur de rechange, ce n’était pas le moment de faire n’importe quoi.
Ce qui m’a frappé d’emblée, c’est le « professionnalisme » de M. Delambre. Je veux dire, il était excité comme tout, il hurlait et il n’avait plus guère de sang-froid, bien sûr, ça se voyait à ses gestes précipités, saccadés (et c’est ce qui le rendait dangereux), il ne cessait de scruter tout autour de lui d’un air particulièrement inquiet et devait réfléchir à tout ce qu’il faisait, chaque geste, chaque déplacement, mais Kader m’a très vite regardé pour voir si je pensais comme lui : il y avait de la méthode dans l’enchaînement de ses actions, ce qu’il faisait répondait à une logique de sécurité et c’était le signe qu’il avait reçu les conseils d’un professionnel. Il tenait par exemple son arme à deux mains. Les amateurs gardent souvent les deux bras parfaitement tendus, comme ils l’ont vu faire à la télévision, et non simplement contractés (et placent même parfois la main faible sur l’arrière de l’arme). M. Delambre, lui, tenait parfaitement son arme en prévision du recul s’il venait à tirer. C’était évidemment très étonnant, mais enfin, j’étais là moi-même comme conseiller de M. Lacoste et de M. Dorfmann, pourquoi M. Delambre n’aurait-il pas eu lui aussi son ou ses conseillers ? Et si c’était le cas, c’était une bonne précaution, parce que ce que M. Delambre s’apprêtait à faire n’était pas simple du tout. Vous voyez, braquer un ou deux types avec un Beretta, c’est une chose, mais prendre une douzaine de personnes en otage, c’est une tout autre affaire. Et il faut le reconnaître, M. Delambre s’y est plutôt bien pris. D’où la suite des événements. S’il n’avait pas eu d’ordre et de méthode, s’il n’avait pas fait les bons gestes, je ne veux pas me vanter, mais avec des gens comme moi ou comme Kader dans le lot, il n’avait pas la moindre chance.
Je dois avouer que dans mon esprit, la donne venait de changer.
C’était comme s’il y avait eu cet homme sur la scène et quelqu’un d’autre dans la coulisse. J’ai eu la désagréable impression de me faire manipuler par un autre professionnel et, dans ma position, c’était très déplaisant. Pour les besoins de la cause, parce que c’était la commande, nous avions jusqu’ici « joué » à la prise d’otages, et par surprise, quelqu’un venait de changer les règles du jeu. C’est vrai, je l’ai mal pris. Je n’aime pas que l’on me mette au défi. Sans compter que M. Lacoste m’avait payé pour que tout se passe bien. Il avait accepté mes honoraires très élevés pour que tout se passe bien. Et un minable cadre au chômage, manipulé par je ne sais qui, venait nous braquer en pensant qu’il pourrait s’en tirer… Non, vraiment, je n’aimais pas ça du tout.
Il était armé d’un Beretta. C’est une arme que je connais très bien.
Kader, Yasmine et moi nous sommes regardés et sommes silencieusement arrivés à la même conclusion. Quel que soit celui de nous trois qui se verrait offrir une petite fenêtre, à la première erreur, M. Delambre était un homme mort.
À cet instant-là, la plupart des gens qui se trouvaient là ont dû penser qu’ils devenaient fous. Tous ceux qui savaient qu’il s’agissait d’un jeu de rôle ont instantanément compris que nous étions passés de l’autre côté de la réalité. Les autres ont dû ne rien comprendre du tout en constatant que le commando qui les avait pris tout à l’heure en otage venait à son tour d’être fait prisonnier. Ça devait être très compliqué dans leur tête. Les cadres d’Exxyal, qui avaient vu le commando abattre M. Dorfmann, le retrouvaient sain et sauf et voyaient évidemment qu’ils avaient été victimes d’un simulacre. Mais ils découvraient maintenant des gens qu’ils ne connaissaient pas et un homme qui tenait leur patron en joue et désintégrait les caméras à coups de pistolet. L’effet de sidération a joué en faveur de M. Delambre.
Avant que quiconque puisse analyser la situation, il nous avait fait allonger par terre sur le ventre, les bras et les jambes largement écartés.
— Les doigts aussi, bien écartés ! Le premier qui bouge, je tire !
Ça ne s’invente pas. Les doigts bien écartés, c’est un truc qu’il faut savoir. Cela dit, malgré les conseils avisés qu’il semblait avoir reçus, sa technique était quand même celle d’un débutant. Il s’en est d’ailleurs rendu compte lorsqu’il a voulu procéder à la fouille des nouveaux venus : tout le monde était allongé au sol dans le plus grand désordre et il ne pouvait pas à la fois fouiller les gens avec minutie et les avoir tous ensemble dans son champ de vision. C’est le problème principal du braqueur solitaire. Au plan technique, travailler seul nécessite beaucoup d’organisation, beaucoup d’anticipation, et s’il y a un détail que vous n’avez pas prévu, vous pouvez être certain que c’est là que vous allez rencontrer des problèmes. De plus, M. Delambre n’avait pas le mental pour ça. Il n’arrêtait pas de crier des choses du genre : « Pas un geste ! Le premier qui bouge, je l’abats ! » Au fond, il doutait. C’est du moins ce que j’ai ressenti quand il a été au-dessus de moi et qu’il m’a palpé. Ses gestes n’étaient pas assez maladroits pour me donner une occasion raisonnable d’intervenir, mais ils n’étaient pas systématiques et précis comme il aurait fallu. Cet homme pouvait faire des erreurs, j’étais même certain qu’il allait en faire. Allongé au milieu de la pièce comme un vulgaire client de supermarché un jour de braquage, j’ai décidé que si j’avais la main, je ne lui laisserais aucune chance.
Peut-être le savait-il, mais jamais M. Delambre n’avait été aussi près du jour de sa mort.
Lors de la fouille, et même si sa position était un peu ingrate, il avait un avantage : il savait ce qu’il cherchait. Principalement les téléphones portables. Un par personne. Et accessoirement les montres, pour nous priver de repères. Aussi n’a-t-il eu aucun mal à nous délester et à tout rassembler dans un tiroir qu’il a arraché d’un bureau.
Ensuite, il est allé jusqu’aux fenêtres, dont il a descendu les stores intérieurs, et il est passé à la suite des opérations en reconfigurant la salle :
— Vous ! a-t-il crié dans la direction de M. Cousin. Oui, vous, là ! Vous vous levez, vous gardez les mains en l’air et vous allez par là ! dépêchez-vous !
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