À partir de cet instant, MM. Dorfmann et Lacoste travaillent dans leur salle. Ce sont les commanditaires, ils doivent discuter ensemble de l’épreuve et commenter les performances des cadres. Moi, je suis seul avec les deux candidats pour surveiller le déroulement technique de la prise d’otages. C’est drôle, je peux dire que j’ai monté pour cette entreprise et pour ce patron une opération d’envergure (en tout cas, dont on se souviendra). Pourtant je pense que je n’ai pas échangé, en tout et pour tout, plus de vingt phrases avec M. Dorfmann. Je ne sais pas quel est son état d’esprit, à cet homme-là. Il doit avoir la certitude d’être nécessaire et de faire au mieux pour son entreprise. Il est le dieu de son monde. Mais son dieu à lui, qui est-ce ? Son conseil d’administration ? Ses actionnaires ? L’argent ? Je n’ai guère le temps de pousser ma réflexion, parce que devant moi, M. Delambre a commencé à se tourner et se retourner sur sa chaise, comme s’il avait envie d’aller aux toilettes. M lle Rivet est très pâle, elle jette quelques mots sur le papier, rebouche son stylo et croise les pans de sa veste, comme si elle avait soudain froid.
— Nous allons les mettre en position. Ensuite, ce sera à vous de jouer.
Ma voix les a fait sursauter tous les deux. Ils se sont tournés vers moi. Je les vois ainsi de face. Ils ne sont plus les mêmes que tout à l’heure. Je l’ai souvent remarqué, les émotions fortes transfigurent les gens, comme si, dans les circonstances extrêmes, leur véritable visage, leur vrai moi, remontait à la surface. M. Delambre, particulièrement à cet instant, semble présenter le visage qu’il aura le jour où il mourra.
Je m’avance vers le micro et je demande :
— Mourad, vous les placez en rond comme prévu, s’il vous plaît.
Mourad, pendant que je lui parlais, a plaqué sa main en coquille sur son oreille comme s’il allait chanter.
Il fait oui de la tête. Dans le vide. Puis il se met en route. L’oreillette tombe.
— Bon, dit-il.
Six paires d’yeux inquiets sont instantanément braquées sur lui et fixent l’oreillette qui se balance bêtement au bout de son fil.
— On va, euh…, dit Mourad. On va changer. La position. On va la changer.
Le message n’apparaît pas très clairement. Je m’en doutais un peu, même aux répétitions, il n’avait pas été fameux. Je l’avais engagé sur son physique mais en réduisant le plus possible ses interventions, parce que ce garçon n’est pas vraiment lumineux. Il est cousin avec Kader, et comme il s’agit d’un jeu de rôle — pour une opération réelle je n’aurais même pas consacré trois secondes à son CV —, j’ai cédé. En fait, je dois l’avouer, ce garçon m’amusait un peu. Mais là, je dois reconnaître qu’il s’est surpassé. Si la situation n’avait pas été aussi tendue, on en aurait ri, mais évidemment, dans la circonstance, chacun s’est contenté de le regarder avec inquiétude.
Les otages ont bien saisi qu’ils devaient agir, mais cette histoire de position laisse tout le monde perplexe. M me Camberlin regarde M lle Tràn, qui scrute M. Cousin. M. Renard a cessé ses prières. M. Lussay renifle et dévisage M. Guéneau. Nul ne sait ce qui va se passer.
— Alors, dit Mourad, vous.
Il tend le doigt vers Paul Cousin, qui se redresse aussitôt. Face à l’adversité, c’est son truc, ça, se redresser. Je me dis que celui-là sera coriace.
— Vous allez venir là, dit Mourad. (Il désigne la place de M me Camberlin.) Comme ça, vous (il montre M. Renard), vous allez passer ici (c’est une place située quelque part entre M me Camberlin et M lle Tràn), à côté de vous (il pointe M. Guéneau), et vous (à M lle Tràn), vous allez vous mettre ici (cette fois le geste est imprécis, ça doit se situer près de M me Camberlin, on ne sait pas trop). Et vous, euh… (M. Lussay est pendu à ses lèvres), eh ben, vous, ici. (Il a pointé son doigt à ses pieds.) Mais en rond ! ajoute-t-il pour faire bonne mesure.
Les otages ne se sentent pas menacés. Mourad a expliqué son projet sans violence, laborieusement et même avec un certain plaisir. Du ton d’un gourmand qui choisirait des pâtisseries dans une vitrine. D’ailleurs, maintenant qu’il a fini, il semble plutôt content. Sauf que personne ne bouge. À la décharge des otages, même moi, qui suis pourtant l’auteur de la configuration désirée, je n’ai rien saisi non plus.
— Allez, on le fait ! dit Mourad de l’air le plus engageant qu’il puisse trouver.
Mais vous comprenez, quand un type comme Mourad essaye de prendre un air encourageant alors qu’il porte un fusil-mitrailleur en bandoulière, le canon vaguement pointé devant lui, ça perd forcément de son caractère convivial. Aussi, malgré l’allant qu’il y a mis, la phrase reste sans effet. Chacun hésite.
Alors M. Cousin se décide. C’est à ce genre de détail qu’on voit les caractères. Personne ne savait quoi faire. M. Cousin est passé à l’acte. Rétrospectivement… mais nous n’en sommes pas encore là.
M. Cousin donc s’avance et se rend vers l’espace qui lui a été désigné, M lle Tràn fait mouvement à son tour, suivie de M. Guéneau. M me Camberlin se lève ensuite et se dirige sur sa droite, M. Renard va sur sa gauche puis tout le monde s’arrête, indécis. M. Lussay se heurte à M. Cousin, qui le renvoie sur M me Camberlin.
Mourad est déçu. Il pensait pourtant avoir clairement exprimé son projet.
Il fait alors une chose inouïe. Je vous assure, ce garçon était très surprenant : il pose son Uzi au sol et il s’approche des otages. Il prend M me Camberlin par les épaules, en regardant le sol comme s’il suivait des marques tracées sur la moquette. On aurait dit qu’il suivait avec application un cours de tango et qu’il avait invité M me Camberlin pour la mise en application. Il la pousse d’un mètre et dit : « Là. » Il est tellement à sa tâche qu’il ne lui vient pas à l’idée que les otages pourraient en profiter, se ruer sur sa mitraillette, la saisir, l’attaquer. M lle Tràn, le corps tendu à l’extrême, fait un pas en direction de l’arme… Je sens comme un glaçon me descendre le long de la colonne vertébrale. Mais Mourad vient de se retourner. Toujours à son affaire, il prend M. Renard par les épaules et l’installe un peu plus loin, puis vient le tour de M lle Tràn, de M. Lussay, M. Guéneau et M. Cousin. Les otages sont placés en un large demi-cercle, dos à dos. Ils sont séparés d’un mètre environ. Aucun d’eux ne se trouve face à la porte.
— Asseyez-vous.
Après quoi, Mourad reprend son arme.
— C’est bien comme ça, lâche-t-il d’un ton satisfait.
Et il se tourne vers l’objectif, comme si la caméra pouvait le féliciter pour sa brillante manœuvre.
Puis les otages entendent la porte s’ouvrir et se refermer.
Le silence s’installe. Deux ou trois minutes s’écoulent.
M lle Tràn risque enfin un regard sur le côté.
— Il est sorti, dit-elle d’une voix blanche.
— J’ai… j’ai un téléphone…
Tout le monde se retourne.
M. Renard tourne la tête vers les autres. Son visage est très blanc. Il avale sa salive à plusieurs reprises.
— C’est à ma femme, je m’en rappelais pas…, dit-il avec stupéfaction.
Il plonge sa main droite dans une de ses poches intérieures et en ressort un téléphone portable, très petit.
— J’ai… Ils l’ont pas vu…
Et il considère avec incrédulité le cellulaire posé à plat dans sa paume.
La nouvelle fait l’effet d’une bombe.
— Vous allez nous faire tuer, connard ! crie M. Guéneau, hors de lui.
— Calme-toi, tente M me Camberlin.
Air ahuri de M. Renard, dont le regard passe de son téléphone au visage de ses interlocuteurs.
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