Frantz est toujours auprès d’elle. Dès qu’elle reprend ses esprits, elle s’excuse de la vie qu’elle lui fait mener. Timidement, il demande des explications. Elle promet de lui raconter. Elle dit qu’il faut d’abord qu’elle se repose. C’est l’antienne, ça, « se reposer », le mot qui, pour quelques heures, ferme toutes les portes, lui laisse un peu de temps pour souffler, le temps nécessaire pour rassembler ses forces, pour se préparer aux luttes à venir, les rêves, les morts, visiteurs insatiables. Frantz fait les courses. « Je ne veux pas te courir après à travers toute la ville », dit-il en lui souriant lorsqu’il ferme la porte à clé en sortant. Sophie sourit en retour, reconnaissante. Frantz fait le ménage, passe l’aspirateur, il fait à manger, rapporte des poulets rôtis, des repas indiens, des repas chinois, il loue des films au vidéoclub qu’il rapporte à la maison avec des regards en recherche de complicité. Sophie trouve le ménage bien fait, elle trouve les repas très bons, elle l’assure que les films sont très bien mais elle s’endort devant le téléviseur quelques minutes après le générique. Sa tête lourde replonge bientôt dans la mort et Frantz la tient par les bras lorsqu’elle se réveille, allongée sur le sol, sans voix, sans air, presque sans vie.
Alors ce qui devait arriver finit par arriver. C’est un dimanche. Sophie n’a rien dormi depuis des jours. À force de hurler, elle n’a plus de voix. Frantz la couve, toujours là, lui donne à manger parce qu’elle ne veut rien avaler. C’est surprenant comme cet homme a accepté la folie de la femme qu’il vient d’épouser. On dirait un saint. Il se dévoue, prêt à se sacrifier. « J’attends que tu veuilles bien enfin appeler un médecin, tout ira mieux alors… », explique-t-il. Elle dit que tout « va aller mieux bientôt ». Il insiste. Il cherche à quelle logique répond ce refus. Il craint d’entrer dans une coulisse de sa vie où il n’a pas encore été admis. Qu’a-t-elle dans la tête ? Elle veut le rassurer, elle sent qu’elle doit faire quelque chose de normal pour calmer son inquiétude. Alors, parfois elle se couche sur lui, rampe jusqu’à sentir son désir, elle s’ouvre à lui, le guide, elle tâche de lui faire plaisir, elle pousse quelques cris, ferme les yeux, attend qu’il s’abandonne.
C’est donc un dimanche. Calme comme l’ennui. Le matin, la résidence a résonné des voix des habitants revenant du marché ou lavant leur voiture sur le parking. Sophie a regardé toute la matinée par la porte-fenêtre en fumant des cigarettes, les mains enfouies dans les manches de son pull tant elle a froid. La fatigue. Elle a dit : « J’ai froid. » La nuit précédente, elle s’est réveillée avec des vomissements. Elle en a encore mal au ventre. Elle se sent sale. La douche n’a pas suffi, elle veut prendre un bain. Frantz lui fait couler l’eau, trop chaude comme souvent, avec des sels de bain qu’il affectionne mais qu’elle déteste en silence, ça sent le produit de synthèse, avec un parfum un peu écœurant… mais elle ne veut pas le vexer. Ça ou autre chose… Ce qu’elle veut, c’est de l’eau très chaude, quelque chose qui pourrait réchauffer ses os transis. Il l’aide à se déshabiller. Dans la glace, Sophie découvre sa silhouette, ses épaules saillantes, ses hanches pointues, sa maigreur, ce serait à pleurer si ça n’était pas à frémir… Combien pèse-t-elle ? Et cette évidence qu’elle profère soudain à voix haute : « Je crois que je suis en train de mourir. » Elle est stupéfaite de ce constat. Elle a dit ça comme elle a dit, quelques semaines plus tôt : « Je suis bien. » C’est aussi vrai. Sophie est en train de s’éteindre, lentement. Jour après nuit, cauchemar après cauchemar, Sophie s’étiole et se décharne. Elle fond. Bientôt elle sera translucide. Elle regarde une fois encore son visage et ses pommettes saillantes, ses yeux cernés. Frantz la serre aussitôt contre lui. Il dit des choses gentilles et bêtes. Il fait mine de rire de cette énormité qu’elle vient de dire. Du coup, il en fait trop. Il lui tapote le dos avec vigueur comme on fait pour quelqu’un qu’on va quitter pour une longue absence. Il dit que l’eau est chaude. Sophie tâte la surface en frémissant. Un tremblement la saisit de la tête aux pieds. Frantz fait couler de l’eau froide, elle se penche, elle dit que ça ira, il sort. Il sourit avec confiance dès qu’il s’éloigne mais il laisse toujours les portes ouvertes. Quand elle entend les premiers échos du téléviseur, Sophie s’allonge dans le bain, tend la main vers la tablette, saisit les ciseaux, elle observe attentivement ses poignets dont les veines sont à peine bleutées. Elle pose la lame du ciseau, elle ajuste, choisit un angle plus en biais, jette un œil sur la nuque de Frantz et semble puiser là une ultime conviction. Elle prend une profonde respiration et tranche d’un coup sec. Puis elle détend tous ses muscles et se laisse doucement glisser dans la baignoire.
Ce qu’elle voit en premier, c’est Frantz assis près de son lit. Puis, le long de son corps, son bras gauche recouvert de pansements épais. Puis enfin la chambre. Par la fenêtre entre un jour indistinct qui pourrait être un commencement ou une fin de journée. Frantz lui adresse un sourire indulgent. Il lui tient gentiment le bout des doigts, c’est tout ce qui dépasse. Il les caresse mais il ne dit rien. Sophie a la tête terriblement lourde. À côté d’eux, la table roulante avec le plateau-repas.
— Tu as à manger, là…, dit-il.
Voilà ses premiers mots. Pas une question, pas un reproche, pas même une peur. Non, Sophie ne veut rien manger. Il remue la tête comme s’il était embêté à titre personnel. Sophie ferme les yeux. Elle se souvient très bien de tout. Le dimanche, les cigarettes à la fenêtre, le froid dans les os, et son visage de morte dans le miroir de la salle de bains. Sa décision. Partir. Partir absolument. Attirée par le bruit de la porte qui s’ouvre, elle rouvre les yeux. Une infirmière entre. Elle sourit gentiment, contourne le lit et vérifie la perfusion, que Sophie n’avait pas remarquée. Elle pose un pouce expert sous sa mâchoire, quelques secondes lui suffisent pour sourire de nouveau.
— Reposez-vous, dit-elle en sortant, le médecin va passer.
Frantz reste là, il regarde par la fenêtre et cherche une contenance. Sophie dit : « Je suis désolée… » et il ne trouve rien à répondre. Il continue de regarder par la fenêtre et de tripoter l’extrémité de ses doigts. Il y a en lui une force d’inertie étonnante. Elle sent qu’il est là pour toujours.
Le médecin est un petit homme corpulent d’une vivacité surprenante. La cinquantaine sûre de soi, la calvitie rassurante. Il lui suffit d’un regard et d’un court sourire pour que Frantz se sente dans l’obligation de sortir. Le médecin prend la place.
— Je ne vous demande pas comment vous allez. Je me doute. Il va falloir voir quelqu’un, c’est tout.
Il a dit cela d’une traite, le genre de médecin qui va aux faits.
— Nous avons des gens très bien ici. Vous allez pouvoir parler.
Sophie le regarde. Il doit sentir que son esprit est ailleurs, alors il enfonce le clou.
— Pour le reste, c’était spectaculaire mais ça n’était pas…
Il se reprend aussitôt.
— Évidemment, si votre mari n’avait pas été là, à cette heure-ci, vous seriez morte.
Il a choisi le mot le plus fort, le plus violent, pour tester ses capacités de réaction. Elle décide de venir à son secours parce qu’elle sait très bien où elle en est.
— Ça ira.
C’est tout ce qu’elle trouve. Mais c’est vrai. Elle pense que ça ira. Le médecin claque les deux mains sur ses genoux et se lève. Avant de sortir, il désigne la porte et demande :
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