Vers 1 h 20 du matin, les parents sont rentrés à leur tour. Le temps de la toilette du soir, les fenêtres de leur chambre se sont éteintes à près de 2 heures. Je suis monté à 4 heures. Je suis passé par l’autre couloir, chercher ses chaussures de marche dont j’ai pris les lacets et je suis revenu sur mes pas. J’ai écouté longuement le sommeil de Sophie avant de traverser sa chambre en silence, très lentement. Le petit dormait profondément, sa respiration faisait un léger sifflement. Je pense qu’il n’a pas souffert longtemps. J’ai passé le lacet autour de sa gorge, coincé sa tête sous l’oreiller contre mon épaule, puis tout a été très vite. Mais c’était épouvantable. Il s’est mis à remuer furieusement. J’ai senti que j’allais vomir, les larmes me sont montées aux yeux. J’ai eu la soudaine certitude que ces secondes faisaient de moi quelqu’un d’autre. C’est le plus éprouvant de tout ce que j’ai été obligé de faire jusqu’ici. Je suis parvenu à le faire, mais je ne m’en remettrai jamais. Quelque chose de moi est mort avec cet enfant. Quelque chose de moi, enfant, que je ne savais pas encore vivant.
J’ai été inquiet, au matin, de ne pas voir Sophie sortir de l’immeuble. Ça ne lui ressemble pas. Impossible de savoir ce qui se passait dans l’appartement. J’ai téléphoné, deux fois. Et quelques minutes plus tard, quelques interminables minutes plus tard, je l’ai enfin vue surgir de l’immeuble, affolée. Elle a pris le métro. Elle s’est ruée chez elle pour ramasser des vêtements, elle s’est arrêtée à la banque juste au moment de la fermeture.
Sophie était en fuite.
Le lendemain matin, Le Matin titrait : « Un enfant de six ans étranglé dans son sommeil. Sa nurse est recherchée par la police. »
Janvier 2004
L’an dernier, en février, Le Matin titrait : « Mais où est passée Sophie Duguet ? »
À l’époque, on venait tout juste de découvrir qu’après le petit Léo Gervais, Sophie avait aussi trucidé une certaine Véronique Fabre, dont l’identité lui avait permis de s’enfuir. Et on était loin encore de savoir qu’en juin suivant, ce serait au tour du patron d’un fast-food qui l’employait au noir.
Cette fille a un ressort que personne ne pouvait imaginer. Pas même moi, qui suis pourtant celui qui la connaît le mieux. Le « réflexe de conservation » n’est pas une vaine expression. Pour que Sophie s’en tire, il a bien fallu qu’à distance je l’aide un peu, mais je ne suis pas loin de penser qu’elle s’en serait peut-être sortie sans moi. En tout cas, le fait est là : Sophie est encore libre. Elle a changé plusieurs fois de ville, de coiffure, de look, d’habitudes, de métier, de relations.
En dépit des difficultés que représentaient sa fuite et l’obligation de vivre sans identité, de ne jamais rester en place, je suis parvenu à maintenir sur elle une pression sans faille, parce que mes méthodes sont efficaces. Au cours de ces mois, nous avons été, elle et moi, comme les deux acteurs aveugles d’une même tragédie : nous sommes faits pour nous retrouver, et le moment approche.
Il paraît que c’est le changement de stratégie qui a fait le succès des guerres napoléoniennes. C’est aussi pour cela que Sophie a réussi. Elle a cent fois changé de route. Elle vient encore de changer de projet. Et elle s’apprête, une nouvelle fois, à changer de nom… C’est assez récent. Elle est parvenue, grâce à une prostituée dont elle a fait la connaissance, à acheter de vrais faux papiers. Des papiers très faux mais avec un vrai nom, presque vérifiable, en tout cas un nom sans reproche, auquel rien de notable ne s’attache. Après quoi elle a aussitôt changé de ville. Je dois dire que sur le coup, j’ai eu un peu de mal à comprendre à quoi pouvait lui servir d’acheter, à un prix aussi déraisonnable, un extrait d’acte de naissance dont la durée de vie n’excède pas trois mois. J’ai compris dès que je l’ai vue entrer dans une agence matrimoniale.
C’est une solution très astucieuse. Sophie a beau continuer de faire des cauchemars sans nom, de trembler comme une feuille du matin au soir, de surveiller ses faits et gestes de manière obsessionnelle, je dois lui reconnaître une capacité de réaction peu commune. Et qui m’a contraint à m’adapter très vite.
Je mentirais en disant que c’était difficile. Je la connais si bien… Je savais exactement comment elle réagirait, ce qui l’intéresserait. Parce que je savais exactement ce qu’elle cherchait et que j’étais, je crois, le seul à même de l’incarner aussi parfaitement. Il fallait, pour être totalement crédible, ne pas être le candidat parfait, dosage assez fin. Sophie m’a d’abord éconduit. Puis le temps a fait son travail. Elle a hésité, elle est revenue. J’ai su alors me montrer assez maladroit pour être crédible, assez rusé pour ne pas être décourageant. Sergent-chef dans les transmissions, je passe pour un crétin acceptable. Comme elle n’avait devant elle que trois petits mois, il y a quelques semaines, Sophie a décidé d’accélérer le mouvement. Nous avons passé quelques nuits ensemble. Là encore, je crois avoir joué ma partition avec la finesse nécessaire.
Moyennant quoi, avant-hier, Sophie m’a demandé en mariage.
J’ai accepté.
L’appartement n’est pas grand mais il est très fonctionnel. Pour un couple, c’est bien. C’est ce qu’a dit Frantz quand ils ont emménagé et Sophie s’est montrée tout à fait d’accord. Trois pièces dont deux disposent de portes-fenêtres donnant sur le petit parc de la résidence. Ils sont tout en haut de l’immeuble. L’endroit est tranquille. Peu après leur installation, Frantz l’a emmenée voir la base militaire, qui n’est qu’à douze kilomètres, mais ils ne sont pas entrés. Il s’est contenté de faire un petit signe au planton, qui a répondu un peu distraitement. Comme ses horaires sont à la fois ténus et ajustables, il quitte la maison assez tard et revient de bonne heure.
Le mariage a eu lieu à la mairie de Château-Luc. Frantz a fait son affaire de trouver les deux témoins. Sophie s’attendait plutôt à ce qu’il lui présente deux collègues de la base, mais il a dit que non, qu’il préférait que ça reste privé (il doit être assez débrouillard : il a quand même eu droit aux huit jours de congés…). Deux hommes d’une cinquantaine d’années qui semblaient se connaître les attendaient sur le perron de l’hôtel de ville. Ils ont serré la main de Sophie de façon maladroite mais pour Frantz, ils se sont contentés d’un petit signe de tête. L’adjointe au maire les a fait entrer dans la salle des mariages et en constatant qu’ils n’étaient que quatre, elle a dit : « C’est tout ? » puis s’est mordu les lèvres. Elle a donné l’impression d’expédier la cérémonie.
— Ce qui compte, c’est qu’elle ait fait le job, a dit Frantz.
Expression militaire.
Frantz aurait pu se marier en uniforme, mais il avait préféré le costume civil, ce qui fait que même en photo Sophie ne l’a jamais vu en tenue ; elle s’était acheté une robe imprimée qui lui faisait de jolies hanches. Quelques jours plus tôt, en rosissant, Frantz lui avait montré la robe de mariée de sa mère, passablement abîmée maintenant mais qui avait subjugué Sophie : une somptuosité couverte de mousseline, fondante comme de la neige. Elle a dû néanmoins connaître des vicissitudes, cette robe. Le tissu reste plus foncé à certains endroits, comme si elle avait été tachée. Il y avait évidemment une intention cachée de la part de Frantz — mais quand il a constaté l’état réel de la robe, l’idée s’est chassée d’elle-même. Sophie a été surprise qu’il ait conservé cette relique. « Oui, a-t-il répondu, étonné. Je ne sais pas pourquoi… Je devrais la jeter, c’est un vieux truc. » Mais il l’a quand même rangée dans un placard du couloir d’entrée, ce qui a fait sourire Sophie. Lorsqu’ils sont sortis de la mairie, Frantz a tendu son appareil numérique à l’un des témoins et il a expliqué brièvement comment faire le point. « Après, il suffit d’appuyer là… » À regret, elle a posé avec lui, côte à côte, sur le perron de l’hôtel de ville. Puis Frantz s’est éloigné avec les deux témoins. Sophie s’est retournée, elle ne voulait pas voir les billets changer de main. « C’est quand même un mariage… », s’est-elle dit un peu bêtement.
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