13 mai
Le moral s’est effondré. Pendant plusieurs jours, elle s’est littéralement traînée. Elle a travaillé dans la maison, mais peu et distraitement. On dirait même qu’elle refuse de sortir.
Je ne sais pas ce qui se passe avec les ouvriers, mais on ne les voit plus. Je crains que les assurances ne fassent des difficultés. Peut-être qu’il aurait fallu avoir une alarme plus tôt, je ne sais pas, ces gens-là sont tellement procéduriers. Bref, plus rien n’avance. Sophie a un visage soucieux et découragé. Elle passe des heures à fumer dehors, dans son état, ce n’est pourtant pas conseillé…
23 mai
De gros nuages noirs ont roulé dans le ciel toute la fin de journée. La pluie a commencé à tomber vers 19 heures. Lorsque Vincent Duguet est passé devant moi à 21 h 15, l’orage était à son comble.
Vincent est un homme prudent et appliqué. Il conduit raisonnablement vite, met bien son clignotant à droite, à gauche. Quand il est arrivé sur la nationale, il a accéléré. La route est toute droite pendant plusieurs kilomètres, après quoi elle tourne bizarrement sur la gauche, je dirais même brutalement. Malgré la signalisation, bien des conducteurs ont dû s’y laisser prendre, d’autant qu’à cet endroit, la route est bordée d’arbres assez grands qui masquent la courbure : on arrive dessus assez vite. Pas Vincent, évidemment, qui fait ce trajet depuis des semaines et chez qui un emballement reste exceptionnel. Il n’empêche, quand on connaît, on se sent toujours à l’abri, on n’y pense même plus. Vincent a abordé le virage avec la confiance de quelqu’un qui connaît les lieux. La pluie avait redoublé. J’étais juste derrière lui. Je l’ai dépassé exactement au bon moment et je me suis rabattu très brutalement, si brutalement même que l’arrière de la moto a touché son pare-chocs avant. Juste avant la fin de mon dépassement, je me suis mis en dérapage bien maîtrisé, puis j’ai donné un grand coup de frein pour redresser. L’effet de surprise, la pluie, la moto qui surgit, se rabat si près qu’elle touche sa carrosserie et qui se met à déraper comme ça soudainement devant lui… Vincent Duguet a littéralement perdu les pédales. Un coup de frein trop violent. Il a tenté de redresser, j’ai presque cabré la moto et je me suis retrouvé face à lui. Il s’est vu me percuter, un coup de volant désordonné et… La messe était dite. Sa voiture a tourné sur elle-même, ses pneus ont mordu sur le talus, c’était déjà le début de la fin. La voiture a semblé virer à droite, puis à gauche, le moteur a hurlé et le bruit de ferraille a été terrible quand elle a percuté l’arbre : la voiture était profondément encastrée dans l’arbre, cabrée sur ses roues arrière, l’avant à une cinquantaine de centimètres du sol.
Je suis descendu de moto et j’ai couru jusqu’à la voiture. Malgré l’abondance de la pluie, je craignais l’incendie, je voulais faire vite, je me suis approché de la portière avant gauche. Vincent avait la poitrine écrasée contre le tableau de bord, j’ai l’impression que l’Airbag a explosé, je ne savais pas que c’était possible. Je ne sais pas pourquoi j’ai fait une chose pareille, je voulais sans doute m’assurer qu’il était mort. J’ai relevé la visière de mon casque intégral, j’ai agrippé ses cheveux et j’ai tourné sa tête vers moi. Le visage ruisselait de sang mais personne n’aurait pu s’imaginer une chose pareille : il avait les yeux grands ouverts et il me regardait fixement ! Je suis resté tétanisé par ce regard… La pluie battante ruisselait à l’intérieur de l’habitacle, le visage de Vincent ruisselait de sang et ses yeux me fixaient avec une intensité qui m’a littéralement terrifié. Nous nous sommes regardés un long instant. J’ai lâché sa tête, qui est lourdement retombée sur le côté, et je vous jure : ses yeux étaient toujours ouverts. Ils avaient une autre fixité cette fois. Comme s’il était enfin mort. Je suis parti en courant et j’ai démarré en trombe. Quelques secondes plus tard, je croisais une voiture dont j’ai vu les feux de stop s’allumer dans mon rétroviseur…
Le regard de Vincent littéralement planté dans le mien m’a empêché de dormir. Est-il enfin mort ? S’il ne l’est pas : se souviendra-t-il de moi ? Fera-t-il le rapprochement avec le motard qu’il a renversé naguère ?
25 mai
Je me tiens informé par les e-mails de Sophie à son père. Il lui a proposé avec insistance de venir la voir mais elle refuse toujours. Elle dit qu’elle a besoin d’être seule. À voir sa vie, elle est comblée… Vincent a été très vite transféré à Garches. J’ai hâte d’avoir des nouvelles. Je ne sais pas du tout comment les choses vont tourner maintenant. Mais je suis tout de même un peu rassuré : Vincent va mal. On pourrait même dire : très mal.
30 mai
Il fallait prendre des dispositions, sinon je risquais de la perdre. Maintenant je sais toujours où Sophie se trouve. C’est plus sûr.
Je la regarde : on ne dirait pas qu’elle est enceinte. Il y a des femmes comme ça, ça ne se voit pratiquement qu’à la fin.
5 juin
Évidemment, ça devait arriver. L’accumulation sans doute : tous ces mois de tension et d’épreuves, et l’accélération des dernières semaines, la plainte en diffamation de Laure, l’accident de Vincent… Hier, déplacement de Sophie en pleine nuit, ce qui n’est pas courant. Senlis. Je me suis demandé quel rapport ça pouvait avoir avec Vincent. Aucun. Sophie vient de faire une fausse couche. Trop d’émotions sans doute.
7 juin
La nuit dernière, je me suis senti très mal. Une angoisse inexplicable m’a sorti du sommeil. J’ai tout de suite reconnu les symptômes. Quand ça touche à la maternité, ça me fait ça. Pas toujours, mais souvent. Quand je rêve de ma propre naissance, que j’imagine le visage épanoui de maman, son absence me fait un mal terrible.
8 juin
Vincent vient d’être transféré à la clinique Sainte-Hilaire pour la rééducation. Les nouvelles sont encore plus alarmantes que je le pensais. Il devrait sortir dans un mois à peu près.
22 juillet
Il y a quelque temps que je n’ai pas vu Sophie. Elle a fait une petite escapade chez son père. Elle n’est restée là-bas que quatre jours. De là, elle s’est aussitôt rendue à Garches retrouver Vincent.
Honnêtement, les nouvelles ne sont pas bonnes… J’ai hâte de voir ça.
13 septembre
Mon Dieu…! J’en suis encore retourné.
Je m’y attendais, mais à ce point-là… Je savais par un e-mail à son père que Vincent allait sortir ce matin. En début de matinée, je me suis installé dans le parc de la clinique, à l’extrémité nord, où je pouvais surveiller l’ensemble du bâtiment. J’étais là depuis vingt minutes lorsque je les ai vus apparaître sur le perron du bâtiment central. Sophie, en haut de la rampe pour handicapés, poussait le fauteuil de son mari. Je ne les distinguais pas très bien. Je me suis levé, j’ai emprunté une allée parallèle pour me rapprocher. Quelle vision…! L’homme qu’elle pousse dans son chariot n’est plus que l’ombre de lui-même. Les vertèbres ont dû être salement touchées, mais il n’y a pas que ça. On ferait mieux de faire le compte de ce qui marche encore. Il doit maintenant peser dans les quarante-cinq kilos. Il est tassé sur lui-même ; sa tête, qui doit ballotter d’un côté à l’autre, est maintenue à peu près droite par une minerve et pour le peu que j’ai pu en voir, son regard est vitreux, son teint jaune comme un coing. Quand on pense que ce type n’a pas trente ans, on est effaré.
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