23 février
La soirée avait déjà commencé comme un traquenard : je devais passer la chercher pour aller dîner. J’avais réservé deux couverts chez Julien mais mon increvable amoureuse avait d’autres plans. Lorsque je suis entré chez elle, j’ai trouvé la table dressée pour deux. L’imbécile qui, comme son parfum l’indique, ne recule jamais devant le mauvais goût, avait même posé un chandelier sur la table, un truc ignoble qui se prend pour de l’art moderne. Je me suis récrié mais maintenant que j’étais entré, que je sentais l’odeur d’un plat au four, il était difficile, impossible même, de refuser l’invitation. J’ai protesté pour la forme, me promettant de ne plus jamais revoir cette fille. Ma décision était prise. Cette pensée m’a réconforté et comme la table ronde empêchait Andrée de me toucher comme elle le fait dès que l’occasion se présente, je me suis senti un peu à l’abri.
Elle habite un appartement très exigu au quatrième étage d’un immeuble ancien sans aucun charme. Le salon-salle à manger n’a qu’une fenêtre, tout en hauteur il est vrai, mais sans beaucoup de lumière car elle donne sur la cour. C’est le genre de lieu où l’on doit maintenir les lampes allumées en permanence si on ne veut pas devenir dépressif.
Comme la soirée, la conversation était languissante. Pour Andrée, je suis Lionel Chalvin, je travaille dans une entreprise de promotion immobilière. Je n’ai plus de parents, ce qui me dispense, grâce à un regard douloureux dès que le sujet est abordé, de tout souvenir d’enfance. Je vis seul, et comme le croit cette grosse andouille, je suis impuissant. Du moins, je souffre d’impuissance. J’ai réussi à éviter le sujet, ou à n’en aborder que les effets tangibles. Je navigue à vue.
La conversation a roulé sur les vacances. Andrée est partie, le mois dernier, quelques jours chez ses parents à Pau et j’ai eu droit aux anecdotes sur le caractère de son père, les frayeurs de sa mère, les conneries de son chien. J’ai souri. Vraiment, je ne pouvais pas faire plus.
C’était ce qu’on doit appeler « un dîner fin ». Enfin, c’est ce qu’elle doit appeler ainsi. Il n’y a que le vin qui pouvait mériter une telle appellation, mais son commerçant l’aura choisi pour elle. Elle n’y connaît rien. Elle avait préparé un « cocktail maison » qui ressemblait terriblement à son parfum.
Après le repas, comme je le redoutais, Andrée a servi le café sur la table basse, devant le canapé. Quand elle s’est installée près de moi, la truie m’a dit, d’un air langoureux, après un silence qu’elle espérait profond et explicite, que, pour mes « difficultés », elle « comprenait ». Elle a dit ça avec une voix de religieuse. Je parierais qu’elle se félicite de l’aubaine. Elle a évidemment très envie de se faire tringler, parce que ça ne doit pas lui arriver tous les jours, et tomber sur un amant vaguement impuissant doit la rendre enfin utile à quelque chose. J’ai fait l’embarrassé. Un silence s’est installé. Dans ces cas-là, pour faire diversion, elle parle de son travail, comme tous ceux qui n’ont rien à dire. Anecdotes, toujours les mêmes. Mais à un moment, elle a évoqué le département Communication. Mon attention s’est tout de suite mise en alerte. Quelques instants plus tard, j’ai réussi à conduire la conversation vers Sophie, d’abord d’un peu loin, en disant que les grandes ventes devaient donner un travail monstre à tout le monde. Après avoir passé en revue la moitié de l’entreprise, Andrée en est enfin venue à Sophie. Elle brûlait de me raconter le coup des images. Elle pouffait de manière grotesque. La bonne copine…
— Je vais regretter son départ…, a-t-elle dit. De toute manière, elle partait…
J’ai tendu l’oreille. Et c’est alors que j’ai tout appris. Sophie quitte Percy’s, mais pas seulement. Sophie quitte Paris. Ce n’était pas une maison de campagne qu’ils cherchent depuis un mois, c’est une maison à la campagne. Son mari vient d’être nommé directeur d’une nouvelle unité de recherche à Senlis et c’est là qu’ils vont s’installer.
— Mais, qu’est-ce qu’elle va faire ? ai-je demandé à Andrée.
— Comment ça ?
Elle avait l’air très étonnée que je m’intéresse à une chose pareille.
— Tu me dis que c’est quelqu’un de très actif, alors, je me demande… ce qu’elle va faire à la campagne…
Andrée a pris une mine gourmande, comme pour une aimable conspiration, pour me dire que Sophie « attend un bébé ». Ce n’était pas une nouveauté, ça m’a quand même fait quelque chose. Dans l’état où elle est, ça me semble très imprudent.
— Et ils ont trouvé quelque chose ? ai-je demandé.
Selon elle, ils ont trouvé « une belle maison dans l’Oise », pas trop loin de l’autoroute.
Un bébé. Et Sophie quittant sa place et Paris par la même occasion… Avec le coup du dossier de presse, j’espérais bien obtenir que Sophie cesse un temps de travailler, mais la grossesse plus le départ de Paris… Il me fallait réfléchir à cette nouvelle donne. Je me suis levé aussitôt. J’ai balbutié quelques mots. Je devais partir, il était tard.
— Mais tu n’as même pas bu ton café, a déploré la gourde.
Tu parles, son café… Je suis allé reprendre ma veste et je me suis dirigé vers la sortie.
Comment ça s’est passé, je n’en sais plus trop rien. Andrée m’a suivi jusqu’à la porte. Elle s’était fait une tout autre idée de la soirée avec moi. Elle disait que c’était dommage, qu’il n’était tout de même pas si tard, surtout pour un vendredi. J’ai bredouillé que je travaillais le lendemain. Andrée ne me sera plus jamais d’aucune utilité, mais pour ne pas me griller tout à fait, j’ai dit quelques mots que je voulais rassurants. C’est alors qu’elle s’est lancée. Elle m’a serré contre elle, elle m’a embrassé dans le cou. Elle a dû sentir ma résistance. Je ne sais plus ce qu’elle a susurré, elle proposait de « s’occuper de moi », elle saurait se montrer patiente, je n’avais aucune crainte à avoir, enfin, des choses comme ça… Ça n’aurait rien été si, pour m’encourager, elle n’avait pas posé sa main sur mon ventre. Bien bas, la main. Je n’étais déjà plus en état de me dominer. Après cette soirée et les nouvelles que je venais d’apprendre, c’était trop. J’étais presque adossé à la porte, je l’ai repoussée violemment. Elle a été surprise de cette réaction mais elle a voulu poursuivre son avantage. Elle a souri et ce sourire de grosse était si hideux, si concupiscent… le désir sexuel est si libidineux chez les filles moches… je n’ai pas pu m’empêcher. Je l’ai giflée. Très fort. Elle a immédiatement posé sa main sur sa joue. Son regard exprimait l’étonnement le plus total. Je me suis rendu compte de l’énormité de la situation et de son inutilité. De tout ce que j’avais été obligé de faire avec elle. Alors je l’ai giflée une seconde fois, de l’autre côté, et une fois encore, jusqu’à ce qu’elle se mette à crier. Je n’avais plus peur. Je regardais autour de moi, la pièce, la table dressée avec les restes du repas, le canapé avec les tasses de café auxquelles nous n’avions pas touché. Tout cela m’a dégoûté, profondément. Alors je l’ai prise par les épaules et l’ai attirée contre moi, comme pour la rassurer. Elle s’est laissé faire, espérant sans doute qu’une parenthèse simplement douloureuse était en passe de se refermer. Je suis allé jusqu’à la fenêtre, que j’ai ouverte en grand, comme pour respirer, et j’ai attendu. Je savais qu’elle viendrait. Ça n’a pas pris deux minutes. Elle reniflait dans mon dos de façon ridicule. Puis je l’ai entendue s’approcher, son parfum m’a enveloppé une dernière fois. J’ai pris ma respiration, je me suis retourné, je l’ai attrapée par les épaules et quand elle a été là, serrée contre moi, à pleurnicher comme un chiot, je me suis retourné doucement, comme si je voulais l’embrasser et d’un coup très brutal, des deux mains sur ses épaules, je l’ai poussée. J’ai juste vu son regard effaré au moment où elle disparaissait par la fenêtre. Elle n’a même pas crié. Deux ou trois secondes plus tard, j’ai entendu un bruit ignoble. J’ai commencé à pleurer. Je tremblais de la tête au pied pour empêcher l’image de maman de remonter jusqu’à moi. Mais je devais avoir gardé suffisamment de lucidité, parce que quelques secondes plus tard, j’avais pris ma veste et dégringolé l’escalier.
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