Et puis voilà ! D’un coup, Sophie tombe dessus. Et devinez où ? Dans le coffret à bijoux de sa mère ! Au fond. Certes, elle ne l’ouvre pas tous les jours, les choses qui s’y trouvent, elle ne les porte pas. Mais tout de même, depuis la fin août, elle a bien dû l’ouvrir cinq ou six fois. Mentalement, elle a même essayé de se souvenir précisément combien de fois, avec certitude, elle l’a ouvert depuis les vacances, elle en a dressé la liste pour Valérie, comme si elle voulait lui prouver quelque chose, ce qui est idiot. Et pourtant, elle ne l’a jamais vue là, cette montre. Elle n’était pas sur le dessus, bien sûr, mais ce n’est pas un coffret bien profond et d’ailleurs, il n’y a pas tant de choses que cela… Et puis, de toute façon, pourquoi serait-elle allée la mettre à cet endroit ? C’est insensé.
Sophie ne semble même pas contente de l’avoir retrouvée, sa montre, c’est un comble.
8 février
Perdre de l’argent, ça arrive, mais en avoir trop, c’est assez rare. Et surtout, c’est inexplicable.
Mes petits amis Sophie et Vincent ont des projets. Sophie s’exprime très discrètement à ce sujet dans ses e-mails à Valérie. Elle dit que « ça n’est pas encore sûr » et qu’elle lui en parlera bientôt, qu’elle « sera même la première ». Toujours est-il que Sophie a décidé de se séparer d’une petite toile qu’elle a achetée il y a cinq ou six ans. Elle a fait passer l’information dans les milieux qu’elle fréquente et elle l’a vendue avant-hier. Elle en demandait trois mille euros. Il paraît que c’était très raisonnable. Un monsieur est venu voir l’œuvre. Puis une dame. Finalement, Sophie a transigé à deux mille sept cents, à condition que ce soit en espèces. Elle a semblé contente. Elle a déposé l’argent dans une enveloppe dans le petit secrétaire, mais elle n’aime pas conserver trop d’argent liquide à la maison. Alors c’est Vincent, ce matin, qui s’est rendu à la banque pour en faire le dépôt. Et c’est là que c’est inexplicable. Vincent semble très ébranlé par cette affaire. Depuis, entre eux, ce sont des discussions à n’en plus finir, paraît-il. Dans l’enveloppe, il y avait trois mille euros. Sophie est formelle : deux mille sept cents. Vincent aussi : trois mille. J’ai affaire à un couple formel. C’est drôle.
N’empêche que Vincent regarde Sophie d’une drôle de manière. Il lui a même dit que depuis quelque temps, elle a une « conduite bizarre ». Sophie ne pensait pas qu’il avait observé quoi que ce soit. Elle a pleuré. Ils ont parlé. Vincent a dit qu’il faudrait consulter. Que c’était même le bon moment.
15 février
Avant-hier, Sophie a tout retourné. Sa carte ne peut pas mentir, elle a emprunté deux ouvrages, elle s’en souvient même très bien parce qu’elle les a feuilletés. Pas lus, tout juste feuilletés. Elle les avait empruntés par curiosité, à cause d’un article qu’elle avait lu quelques semaines plus tôt. Elle les revoit même très bien. Impossible de remettre la main dessus. Albert Londres et un lexique professionnel. Maintenant, tout l’affole, Sophie. Pour un rien, elle devient fébrile. Elle a téléphoné au centre de documentation pour demander qu’on prolonge son prêt. Il paraît qu’elle les a rapportés. La bibliothécaire lui a même dit la date : le 8 janvier dernier. Elle a regardé dans son agenda, c’est la date à laquelle elle s’est rendue chez un client en banlieue. Elle aurait pu passer par là… Pourtant, elle ne se souvient absolument pas d’avoir rapporté ces deux livres ce jour-là. Elle a interrogé Vincent mais elle n’a pas insisté : en ce moment il n’est pas à prendre avec des pincettes, écrit-elle à Valérie. Les livres sont toujours disponibles au centre de documentation, ils n’ont pas été réempruntés. Ça a été plus fort qu’elle, elle y est allée, elle a demandé à quelle date elle les avait restitués. C’est confirmé.
Je l’ai vue sortir. Elle est vraiment très préoccupée.
18 février
Il y a huit jours, Sophie a organisé une conférence de presse pour une importante vente de livres anciens. Pendant le cocktail qui a suivi, elle a fait des photos numériques des journalistes, des membres de la direction, du buffet, pour le journal d’entreprise mais aussi pour éviter à la presse de faire déplacer des photographes. Pendant une journée entière et une partie du week-end, elle a travaillé sur son ordinateur, à la maison, pour retailler, corriger les photos qu’elle doit soumettre à la direction et adresser à tous les journalistes présents et excusés. Elle a rassemblé tout ça dans un dossier « Presse_11_02 » qu’elle a mis en pièce jointe à un e-mail. L’enjeu doit être d’importance, elle a hésité, vérifié, retouché encore les images, revérifié. Je la sentais mal à l’aise. L’enjeu professionnel, sans doute. Et puis elle s’est enfin décidée. Avant d’envoyer son e-mail, elle a effectué une sauvegarde. Je n’abuse jamais du contrôle que j’ai sur sa machine par internet. J’ai toujours la crainte qu’elle s’en aperçoive. Mais cette fois, je n’ai pas pu résister. Pendant la sauvegarde, j’ai ajouté deux clichés dans le dossier. Même format, même retouche, garanti fait main. Mais pas de buffet, pas de journalistes ni de clients prestigieux. Seulement l’attachée de presse en train de faire une bonne pipe à son mari sous le soleil de la Grèce. On reconnaît beaucoup moins le mari que l’attachée de presse, c’est vrai.
19 février
Ça se passe évidemment très mal au bureau de Sophie. Cette histoire de dossier de presse a déclenché une véritable traînée de poudre. La surprise l’a effondrée. Dès lundi matin, elle a été appelée chez elle par un membre du directoire. Plusieurs journalistes l’ont aussi appelée dès le début de la matinée. Sophie est abasourdie. Elle n’a parlé de cela à personne, évidemment, et surtout pas à Vincent. Elle doit ressentir une honte terrible. Je l’ai moi-même appris par un e-mail qu’un « ami » journaliste lui a envoyé : terrassée par la nouvelle, elle avait dû lui demander de lui envoyer les photos, elle n’y croyait pas ! Il faut dire que j’ai bien choisi : la bouche pleine, elle lève les yeux vers le visage de Vincent avec un regard volontairement libidineux. Ces petites bourgeoises, quand ça veut jouer à la pute en privé, c’est plus vrai que nature. La seconde photo est un peu plus compromettante, si l’on peut dire. C’est à la fin, ça montre qu’elle sait y faire et que de son côté, le jeune homme fonctionne très bien…
Bref, c’est une catastrophe. Elle n’est pas allée travailler et elle est restée prostrée toute la journée, au grand affolement de Vincent, à qui elle a refusé de dire quoi que ce soit. Même à Valérie, elle s’est contentée de dire qu’il venait de lui arriver « quelque chose de terrible ». La honte, c’est affreux, ça paralyse.
20 février
Sophie a pleuré tout le temps. Elle a passé une partie de sa journée derrière la fenêtre à fumer d’innombrables cigarettes, j’ai fait beaucoup de photos d’elle. Elle n’a pas remis les pieds au bureau et je suppose que là-bas, ça doit ronfler comme une ruche. Je parie que les fuites vont bon train et qu’on s’échange des photocopies des clichés de Sophie devant la machine à café. C’est aussi ce que doit imaginer Sophie. Je ne pense pas qu’elle pourra y retourner. C’est sans doute pour cela qu’elle a semblé aussi indifférente à la nouvelle de sa mise à pied. Une semaine. Il semblerait que l’on soit parvenu à limiter les dégâts, mais bon, le mal est fait à mon avis… Et dans une carrière, ce sont des trucs qui vous poursuivent. Sophie, en tout cas, a l’air d’un ectoplasme.
Читать дальше