13
Il fait une chaleur d’enfer. Vingt-trois heures. Sophie tombe de fatigue, sans parvenir à trouver le sommeil. Pas très loin, elle perçoit les harmonies d’un bal. Musique électrique. Nuit électrique. Son esprit ne peut s’empêcher de repérer le titre de certaines chansons. Des trucs des années 1970. Elle n’a jamais aimé danser. Se sentait trop gauche. Juste un peu de rock, ici et là, et encore, toujours les mêmes pas.
Un coup de feu la fait sursauter : les premiers éclats du feu d’artifice. Elle se lève.
Elle pense aux papiers qu’elle va acheter. C’est la solution. C’est imparable.
Sophie a ouvert la fenêtre en grand, elle a allumé une cigarette et elle regarde les gerbes dans le ciel. Elle fume calmement. Elle ne pleure pas.
Mon Dieu, sur quelle route vient-elle de s’engager…
14
Le lieu est toujours aussi impersonnel. Le fournisseur la regarde entrer. Tous deux restent debout. Sophie sort de son sac une épaisse enveloppe, en extrait une liasse de billets et s’apprête à les compter.
— Ce ne sera pas nécessaire…
Elle lève les yeux. Et comprend immédiatement que quelque chose ne va pas.
— Voyez-vous, mademoiselle, notre travail obéit aux lois du marché…
L’homme s’exprime calmement, sans bouger.
— La loi de l’offre et de la demande, c’est vieux comme le monde. Nos tarifs ne sont pas indexés sur la valeur réelle de nos produits, mais sur l’intérêt que nos clients y portent.
Sophie sent une boule dans sa gorge. Elle avale sa salive.
— Et depuis notre première entrevue, reprend l’homme, les choses ont un peu changé… madame Duguet.
Sophie sent ses jambes se dérober, la pièce commence à tourner, elle s’appuie un instant sur le coin du bureau.
— Peut-être préférez-vous vous asseoir…
Sophie s’effondre plus qu’elle ne s’assoit.
— Vous…, commence-t-elle, mais les mots s’étranglent en cours de route.
— Rassurez-vous, vous n’êtes pas en danger. Mais nous avons besoin de savoir à qui nous avons affaire. Nous nous renseignons toujours. Et dans votre cas, ça n’a pas été facile. Vous êtes une femme très organisée, madame Duguet, la police en sait d’ailleurs quelque chose. Mais nous connaissons notre métier. Nous savons maintenant qui vous êtes, mais je vous assure que votre identité restera tout à fait confidentielle. Notre réputation ne peut souffrir la moindre indélicatesse.
Sophie a repris un peu ses esprits mais les mots pénètrent en elle très lentement, comme s’ils devaient d’abord percer une épaisse nappe de brouillard. Elle parvient à articuler quelques mots.
— Ce qui veut dire que…?
Sa tentative s’arrête là.
— Ce qui veut dire que le prix n’est plus le même.
— Combien ?
— Le double.
Le visage de Sophie doit refléter sa panique.
— Je suis navré, dit l’homme. Vous voulez un verre d’eau ?
Sophie ne répond pas. C’est la ruine.
— Je ne peux pas…, dit-elle comme si elle se parlait à elle-même.
— Je suis certain que si. Vous avez manifesté des capacités étonnantes à rebondir. Sinon vous ne seriez pas là. Donnons-nous une semaine, si vous le voulez bien. Passé ce délai…
— Mais qu’est-ce qui me garantit…
— Hélas, rien, madame Duguet. Hormis ma parole. Mais croyez-moi, ça vaut toutes les assurances.
M. Auverney est un homme grand, le genre d’homme dont on dit qu’il est « encore vert », ce qui signifie qu’il vieillit, mais plutôt pas mal. Été comme hiver, il porte un chapeau. Celui-ci est en toile écrue. Comme il fait un peu chaud au bureau de poste, il le tient à la main. Lorsque l’employé lui fait signe, M. Auverney s’avance, pose son chapeau sur le bord du comptoir et tend l’avis. Il a préparé sa pièce d’identité. Depuis que Sophie est en cavale, il a appris à ne jamais se retourner parce qu’il sait qu’il a été surveillé. Peut-être l’est-il encore. Dans le doute, en quittant la poste, il entre aussitôt dans le bistrot voisin, commande un café et demande les toilettes. Le message est court : « souris_verte@msn.fr ». M. Auverney, qui ne fume plus depuis près de vingt ans, sort le briquet qu’il a pris la précaution d’emporter. Il brûle le message dans la cuvette des toilettes. Après quoi, il boit calmement son café. Il a posé ses coudes sur le rebord du comptoir, son menton sur ses deux mains croisées, dans la position d’un homme qui prend son temps. En réalité, parce que ses mains tremblent.
Deux jours plus tard, M. Auverney est à Bordeaux. Il entre dans un immeuble ancien dont le porche est lourd comme une porte de prison. Il connaît bien les lieux, il y a dirigé des travaux de réhabilitation, quelques années plus tôt. Il a fait le voyage tout spécialement pour entrer et sortir. Comme s’il jouait à chat. Il est venu là parce que lorsque l’on entre par le n° 28 de la rue d’Estienne-d’Orves et au terme d’un long périple par les caves, on ressort au 76 de l’impasse Maliveau. Lorsqu’il en débouche, la ruelle est vide. Là, une porte peinte en vert donne sur une cour, la cour donne sur les toilettes du Balto et le Balto donne sur le boulevard Mariani.
M. Auverney remonte tranquillement le boulevard jusqu’à la station de taxis et se fait conduire à la gare.
Sophie écrase la dernière cigarette de son paquet. Depuis le matin, le temps est couvert. Un ciel de coton. Et du vent. Le garçon, désœuvré à cette heure, flâne près de la porte, à côté de la table où Sophie a commandé un café.
— C’est du vent d’ouest, ça… Pleuvra pas.
Sophie lui répond par un sourire en demi-teinte. Ne pas discuter, mais ne pas se faire remarquer non plus. Après un ultime coup d’œil sur le ciel qui lui semble confirmer son diagnostic, le garçon retourne à son comptoir. Sophie observe sa montre. Depuis des mois qu’elle vit en cavale, elle est rompue à l’autodiscipline. Se lever à 14 h 25. Pas avant. Il y a exactement cinq minutes de parcours à pied. Elle feuillette, sans rien lire, les pages d’un magazine de filles. Prévisions pour les scorpions. Êtes-vous tendance ? La play-list de Brit. Comment le rendre fou de vous ? Perdre cinq kilos tout de suite, c’est possible !
Il est enfin 14 h 55. Sophie se lève après avoir déposé sa monnaie sur la table.
Vent d’ouest peut-être, mais sacrément froid. Elle relève le col de son blouson et traverse le boulevard. À cette heure-ci, la gare routière est quasi déserte. Sophie n’a qu’une angoisse : que son père n’ait pas fait preuve d’autant de discipline qu’elle. Qu’il soit encore là. Qu’il ait voulu la voir. Avec un soulagement mêlé, elle constate que ses instructions ont été suivies à la lettre. Aucun visage connu parmi les rares consommateurs de la buvette. Le temps de traverser la salle, de descendre une volée de marches, et elle retire avec soulagement l’enveloppe marron de derrière le réservoir de la chasse d’eau. Lorsqu’elle rejoint la rue, les premières gouttes de pluie s’écrasent sur le trottoir. Vent d’ouest.
Le chauffeur de taxi est patient.
— Moi, du moment que le compteur tourne…, a-t-il dit.
Il y a près d’un quart d’heure qu’il est garé là, son client regarde distraitement au dehors. Il a dit : « J’attends quelqu’un. » Il vient de passer le revers de la main sur la vitre embuée. C’est un homme qui prend de l’âge mais qui se tient droit. Une jeune femme qui attendait le passage au feu rouge traverse la chaussée d’un pas rapide en remontant le col de son blouson, parce que la pluie a commencé de tomber. Elle tourne rapidement la tête vers le taxi mais poursuit sa route et disparaît.
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