La fin du coup de feu se situe vers 23 heures. À ce moment-là, tout le monde est épuisé et c’est une lourde tâche pour le patron que de galvaniser ses troupes afin que tout soit prêt pour le lendemain. Alors il passe partout : en cuisine, dans les salles, en lançant : « Grouille-toi un peu, on va pas passer la nuit ici… » ou « Tu te magnes le cul, oui ou merde ! » Grâce à quoi, vers 23 h 30, tout est terminé. La science du manager, en quelque sorte.
Ensuite, tout le monde part très vite. Il en reste toujours quelques-uns qui fument une cigarette devant la porte avant de s’éloigner, à échanger des banalités. Puis le patron fait un dernier tour, ferme les portes et met l’alarme.
Tout le monde est maintenant parti. Sophie regarde sa montre et constate que ça sera un peu juste : elle a rendez-vous à 1 h 30. Elle passe au vestiaire, range sa blouse, ferme son placard, traverse les cuisines. Il y a là un couloir qui donne, au fond, sur une rue située à l’arrière du restaurant et une porte, à droite, celle du bureau. Elle frappe à la porte et entre sans attendre.
C’est une petite pièce cimentée dont les parpaings ont seulement été peints en blanc, meublée de bric et de broc, avec un bureau en acier chargé de papiers, de factures, un téléphone et une machine à calculer électrique. Derrière le bureau, un meuble en acier au-dessus duquel se trouve une lucarne assez sale donnant sur la cour, à l’arrière du restaurant. Le gérant est à son bureau, en train de téléphoner. Dès qu’elle pousse la porte, il sourit et, tout en poursuivant sa conversation, lui fait signe de s’installer. Sophie reste debout, appuyée contre la porte.
Il dit simplement : « À plus… » et raccroche. Puis il se lève et s’avance vers elle.
— Tu viens chercher ton avance ? demande-t-il d’une voix très basse. C’est combien déjà ?
— Mille.
— Ça doit pouvoir se faire…, dit-il en lui saisissant la main droite et en la portant à nouveau sur sa braguette.
Et ça se fait, effectivement. Comment ? Sophie ne se rappelle plus très bien, maintenant. Il a dit quelque chose comme : « On s’est compris, hein ? » Sophie a dû faire signe que oui, qu’ils s’étaient compris. En fait, elle n’écoutait pas vraiment, c’était comme une sorte de vertige en elle, quelque chose qui venait du fond d’elle mais qui laissait la tête toute vide. Elle aurait aussi bien pu tomber, là, de tout son poids et disparaître, fondre, s’évanouir dans le sol. Il a dû poser ses mains sur ses épaules et il a appuyé, assez fort, et Sophie s’est sentie glisser à genoux devant lui, ça non plus, elle ne sait plus vraiment. Après, elle a vu son sexe dressé s’enfoncer dans sa bouche. Elle a serré, elle ne se rappelle plus ce qu’elle faisait de ses mains. Non, ses mains ne bougeaient pas, elle n’était plus que sa bouche, simplement fermée sur la queue de ce type. Qu’est-ce qu’elle a fait ? Rien, elle n’a rien fait, elle a laissé l’homme aller et venir dans sa bouche un long moment. Un long moment ? Peut-être pas. Le temps, c’est difficile à évaluer… Ça finit toujours par passer. Si, ça elle s’en souvient : il s’est énervé. Sans doute parce qu’elle n’était pas assez active, il est entré brusquement jusqu’au fond de sa gorge, elle a reculé la tête et s’est cognée contre la porte. Il a dû prendre sa tête entre ses mains, oui, sûrement, parce que ses mouvements de hanche sont devenus plus courts, plus fiévreux. Si, autre chose, il a dit : « Serre, bordel ! » En colère. Elle a serré, Sophie, elle a fait comme il fallait. Oui, elle a serré ses lèvres plus fort. Elle fermait les yeux, elle ne se souvient pas vraiment. Après…? Après rien, presque rien. La queue du type s’est immobilisée une seconde, il a poussé un grognement rauque, elle a senti son sperme dans sa bouche, c’était très épais, âcre, fortement javellisé, elle a laissé venir tout ça dans sa bouche, comme ça, avec ses mains elle s’essuyait les yeux, c’est tout. Elle a attendu et puis à la fin, quand il a reculé, elle a craché par terre une fois, deux fois, quand il a vu ça, il a dit : « Salope ! », oui, c’est ça qu’il a dit, Sophie a recraché une fois encore en se retenant d’une main contre le sol en ciment. Et puis, quoi… il était là de nouveau devant elle, avec un air furieux. Elle était toujours dans la même position, elle avait mal aux genoux alors elle s’est relevée mais c’était très difficile de se remettre debout. Quand elle a été debout, elle s’est rendu compte pour la première fois qu’il était moins grand qu’elle le pensait. Il avait du mal à rentrer sa queue dans son pantalon, il avait l’air de ne pas savoir comment s’y prendre et se tortillait des hanches. Après quoi il s’est retourné, il est allé à son bureau puis il lui a fourré les billets dans la main. Il regardait au sol tout ce que Sophie avait recraché, il a dit : « Allez, casse-toi… » Sophie s’est retournée, elle a dû ouvrir la porte et marcher dans le couloir, elle a dû aller jusqu’au vestiaire, non, elle est allée vers les toilettes, elle a voulu se rincer la bouche mais elle n’en a pas eu le temps, elle s’est vite retournée, elle a fait trois pas, elle s’est penchée sur la cuvette et elle a vomi. De ça, elle est certaine. Elle a tout vomi. Son ventre lui faisait même tellement mal, ses nausées venaient de si loin qu’elle a dû se mettre à genoux et s’appuyer des deux mains sur l’émail blanc. Elle tenait, tout froissés, les billets dans sa main. Des filaments de bave pendaient le long de ses lèvres, elle les a essuyés d’un revers de main. Elle n’avait même pas la force de se lever pour tirer la chasse d’eau et il régnait une odeur insupportable de vomissures. Elle a posé son front sur l’émail froid de la cuvette pour reprendre ses esprits. Elle s’est vue se lever, mais s’est-elle vraiment levée, elle ne sait plus, non, d’abord elle s’est allongée, dans le vestiaire, sur le banc de bois qui sert à se déchausser. Elle a posé sa main sur son front, comme si elle voulait empêcher les pensées de la submerger. Elle se tient la tête avec une main, l’autre derrière la nuque. Elle se retient au placard et se lève. Ce simple mouvement lui demande une énergie incroyable. Elle a la tête qui tourne, elle doit fermer les yeux un long moment pour retrouver son équilibre, et ça passe. Tout doucement, elle reprend ses esprits.
Sophie ouvre le placard, prend sa veste mais elle ne l’enfile pas, elle la tient seulement sur son épaule pour sortir. Elle fouille dans son sac. Pas facile d’une seule main. Alors elle pose son sac par terre, elle continue de fouiller. Un papier tout froissé, c’est quoi, un ticket de supermarché, un vieux ticket. Elle fouille encore et trouve un stylo. Elle griffe violemment le papier jusqu’à ce que le stylo se décide, elle écrit quelques mots et glisse le papier en force entre la porte et le montant d’un placard. Ensuite, quoi ? Elle tourne à gauche, non, c’est à droite, à cette heure-là, on sort par la porte du fond. Comme dans les banques. Le couloir est encore éclairé. C’est lui qui va fermer. Sophie s’avance dans le couloir, dépasse la porte du bureau, met la main sur la poignée en fer et commence à pousser. Un souffle d’air frais, l’air de la nuit, passe un court instant sur son visage mais elle n’avance pas. Au contraire, elle se retourne et regarde le couloir. Elle n’a pas envie que ça se termine comme ça. Alors elle revient sur ses pas, sa veste toujours pendue à l’épaule. Elle est devant la porte du bureau. Elle se sent calme. Elle change sa veste de main et ouvre la porte, tout doucement.
Le lendemain matin, il y avait un petit mot glissé dans la porte du vestiaire de Jeanne. « On se reverra dans une autre vie. Je t’embrasse. » Le mot n’était pas signé. Jeanne l’a fourré dans sa poche. Le personnel présent à ce moment a été réuni dans la salle, le rideau de fer est resté baissé. L’identité judiciaire était en plein travail là-bas, au fond du couloir. La police a pris les identités de tout le monde et a aussitôt conduit les premiers interrogatoires.
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