— J’ai besoin de ça… dans des conditions raisonnables… Je vous demande juste un nom, une adresse…
— Ça ne se passe pas comme ça.
La femme tourne les talons avant que Sophie ait pu faire le moindre geste. Elle reste plantée là, dans l’incertitude. Puis la femme se retourne et lâche simplement :
— Repasse ici la semaine prochaine, je vais me renseigner…
La femme tend la main et attend, les yeux rivés à ceux de Sophie. Celle-ci hésite, fouille dans son sac, sort un second billet qui disparaît aussitôt.
Maintenant que sa stratégie est arrêtée, et parce qu’elle ne voit aucune solution qui lui semble meilleure, Sophie n’attend pas le résultat de sa première démarche pour entamer la seconde. Sans doute un secret désir de forcer le destin. Le surlendemain, comme elle dispose d’une coupure en plein milieu de l’après-midi, elle part en reconnaissance. Elle prend soin de choisir une cible également éloignée du restaurant et de son domicile, à l’autre extrémité de la ville.
Elle descend de l’autobus boulevard Faidherbe et marche un long moment, se dirigeant à l’aide d’un plan pour ne pas avoir à demander son chemin. Elle dépasse volontairement l’agence, sans se presser, afin de jeter un coup d’œil à l’intérieur, mais tout ce qu’elle peut apercevoir, c’est un bureau vide avec des classeurs et quelques affiches sur les murs. Elle traverse alors la rue, fait demi-tour et entre dans un café qui lui permet de voir la devanture sans être remarquée. Son observation est aussi décevante que son passage : c’est typiquement le genre d’endroit où il n’y a rien à voir, le genre d’agence qui soigne son aspect impersonnel pour ne pas décourager les visiteurs. Quelques minutes plus tard, Sophie règle son café, traverse la rue d’un pas décidé et pousse la porte.
Le bureau est toujours vide mais la sonnerie de la porte d’entrée fait bientôt apparaître une femme d’une quarantaine d’années, à la couleur rousse un peu ratée, chargée de bijoux et qui lui tend la main comme si elles se connaissaient depuis l’enfance.
— Myriam Desclées, annonce-t-elle.
Son nom n’a pas plus l’air vrai que sa couleur de cheveux. Sophie répond par un « Catherine Guéral » qui, paradoxalement, sonne plus juste.
Manifestement, la directrice de l’agence se pique de psychologie. Elle a posé les coudes sur son bureau, pris son menton entre ses mains et regarde fixement Sophie avec un sourire mi-compréhensif mi-douloureux, censé témoigner d’une grande fréquentation de la douleur humaine. Sans compter les honoraires.
— On se sent seule, n’est-ce pas ? susurre-t-elle doucement.
— Un peu…, risque Sophie.
— Parlez-moi de vous…
Mentalement, Sophie repasse rapidement le petit mémo qu’elle a patiemment préparé et dont tous les éléments ont été pensés, soupesés.
— Je m’appelle Catherine, j’ai trente ans…, commença-t-elle.
L’entretien aurait pu durer deux heures. Sophie sent bien que la directrice emploie toutes les ficelles, sans rechigner sur les plus grossières, pour la persuader qu’elle est « comprise », qu’elle a enfin trouvé l’oreille attentive et expérimentée dont elle a besoin, bref, pour l’assurer qu’elle est en de bonnes mains, de bonnes mains de maman universelle avec une âme sensible qui comprend tout à demi-mot, et qui le montre par des mimiques signifiant tantôt : « Inutile d’aller plus loin, j’ai tout compris », tantôt : « Je saisis exactement votre problème. »
Le temps de Sophie est compté. Elle demande, aussi maladroitement qu’elle le peut, des renseignements sur « la manière dont ça se passe », puis précise qu’elle doit bientôt retourner à son travail.
Dans ce genre de situation, c’est toujours la course contre la montre. L’un veut sortir, l’autre veut retenir. C’est une intense lutte d’influence au cours de laquelle se déroulent, à vitesse accélérée, toutes les phases d’une vraie petite guerre : attaques, esquives, redéploiements, intimidation, fausse retraite, changement de stratégie…
À la fin de quoi, Sophie en a marre. Elle sait ce qu’elle voulait savoir : le prix, le niveau de la clientèle, le système des rencontres, la garantie. Elle se contente de balbutier un « Je vais réfléchir » embarrassé mais convaincu et sort. Elle a fait tout ce qu’elle pouvait pour ne pas trop frapper l’imagination de la directrice. Elle a décliné sans hésitation faux nom, fausse adresse et faux numéro de téléphone. En repartant vers son bus, Sophie sait qu’elle ne reviendra jamais ici, mais elle a la confirmation de ce qu’elle espérait : si tout se passe bien, elle va bientôt pouvoir acquérir une belle identité toute neuve et totalement irréprochable.
Blanchie comme de l’argent sale, Sophie.
Grâce à un extrait d’acte de naissance établi sous un faux nom mais parfaitement en règle. Il ne lui reste plus qu’à recruter un mari, qui lui offrira un nouveau nom, irréprochable, au-dessus de tout soupçon…
Elle deviendra introuvable.
Une Sophie va disparaître, la voleuse, la tueuse, adieu Sophie-la-Dingue.
Sortie du trou noir.
Voici Sophie-la-Blanche.
11
Sophie n’a pas lu beaucoup de romans policiers, mais elle en a des images : une arrière-salle de bistrot dans un quartier louche, remplie d’hommes antipathiques qui jouent aux cartes dans une atmosphère enfumée ; au lieu de quoi elle se retrouve dans un grand appartement entièrement peint en blanc dont la baie vitrée domine la plus grande partie de la ville, devant un homme d’une quarantaine d’années, peu souriant il est vrai, mais visiblement civilisé.
Le lieu est la caricature de tout ce qu’elle déteste : le bureau vitré, les sièges design, la tenture abstraite au mur… le travail d’un décorateur qui aurait le goût de tout le monde.
L’homme est assis derrière son bureau. Sophie est restée debout. Un mot dans sa boîte aux lettres l’a convoquée là, à une heure impossible pour elle. Un simple mot avec une adresse et un horaire, rien d’autre. Elle a dû déserter le fast-food et elle est pressée.
— Ainsi, vous avez besoin d’un extrait d’acte de naissance…, dit simplement l’homme en la regardant.
— Ce n’est pas pour moi… c’est…
— Ne vous fatiguez pas, ça n’a pas d’importance…
Le regard de Sophie se concentre sur l’homme dont elle tente de retenir les traits. Plutôt la cinquantaine et à part ça, rien à en dire. Monsieur n’importe qui.
— Notre réputation sur ce marché est inattaquable. Nos produits sont de grande qualité, reprend l’homme, voilà notre secret.
Voix caressante et ferme. Donne le sentiment d’être entre des mains solides.
— Nous tenons à votre disposition une bonne et solide identité. Bien sûr, vous ne pourrez pas l’utiliser éternellement, mais disons que pour un délai raisonnable, nos produits sont d’une qualité irréprochable.
— Combien ? demande-t-elle.
— Quinze mille euros.
— Je ne les ai pas !
Sophie a crié. L’homme est un négociateur. Il réfléchit un instant, puis annonce d’une voix définitive :
— Nous ne descendrons pas en dessous de douze mille.
C’est plus que ce qu’elle a. Et même si elle trouve ce qui lui manque, elle n’aura plus un sou. Elle a l’impression de se trouver dans un immeuble en feu devant une fenêtre ouverte. Sauter ou pas. Et pas de seconde chance. Elle tente d’évaluer sa position dans le regard de son interlocuteur. Il ne bouge plus.
— Ça se passe comment ? demande-t-elle enfin.
— C’est très simple…, reprend l’homme.
Le fast-food bat son plein lorsque Sophie revient, avec vingt minutes de retard sur son horaire. Dès son entrée précipitée, elle aperçoit Jeanne qui grimace en désignant l’extrémité du comptoir. Sophie n’a pas même le temps d’aller jusqu’à son vestiaire.
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