— Tu te fous de ma gueule ?
Le gérant a fondu sur elle. Pour ne pas attirer l’attention de la clientèle, il s’est approché très près, comme s’il voulait la frapper. Son haleine sent la bière. Il parle en gardant les mâchoires serrées.
— Tu me refais ce coup-là, je te vire à coups de pompe dans le cul !
Après quoi, la journée a été un enfer ordinaire, les serpillières, les plateaux, le ketchup dégoulinant, l’odeur de friture, les allées et venues sur le carreau glissant de Coca renversé, les poubelles débordantes, et près de sept heures plus tard, Sophie s’est rendu compte que, toute à ses pensées, elle avait terminé son service depuis plus de vingt minutes. Elle ne regrette pas cette rallonge involontaire et se demande surtout comment les choses vont se passer maintenant. Parce qu’au milieu du tumulte, elle n’a cessé de penser à cette rencontre et aux échéances que l’homme lui a imposées. Tout de suite ou jamais. Le plan qu’elle a élaboré est valable. Ce n’est plus qu’une question de doigté et d’argent. Pour le doigté, depuis son passage à l’agence, elle sait qu’elle saura faire. Pour l’argent, il lui en manque un peu. Pas beaucoup. Un peu moins de mille.
Elle regagne le vestiaire, range sa blouse sur le portemanteau, change de chaussures et se regarde dans la glace. Elle a le teint épuisé des travailleurs au noir. Des mèches grasses lui tombent sur le visage. Enfant, il lui arrivait de se regarder dans un miroir, exactement au fond des yeux et, au bout d’un moment, elle ressentait une sorte de vertige hypnotique qui l’obligeait à se retenir au lavabo pour ne pas perdre l’équilibre. C’était un peu comme une plongée dans la part d’inconnu qui sommeille en nous. Elle fixe un instant ses pupilles jusqu’à ne plus voir que cela, mais avant qu’elle s’engloutisse dans son propre regard, la voix du gérant se fait entendre juste derrière elle.
— C’est pas si mal que ça…
Sophie se retourne. Il est campé à l’entrée, appuyé d’une épaule au chambranle de la porte. Elle ramène une mèche et lui fait face. Elle n’a pas le temps de réfléchir, les mots sortent tout seuls.
— J’ai besoin d’une avance.
Sourire. Indescriptible sourire dans lequel entrent toutes les victoires des hommes, même les plus sombres.
— Tiens donc…!
Sophie s’appuie au lavabo et croise les bras.
— Mille.
— Eh bah dis donc, mille, rien que ça…
— C’est à peu près ce qu’on me doit.
— C’est ce qu’on te devra à la fin du mois. Tu peux pas attendre ?
— Non, je ne peux pas.
— Ah…
Ils restent un long instant face à face et c’est dans les yeux de cet homme qu’elle trouve ce qu’elle cherchait un peu plus tôt dans le miroir, cette sorte de vertige, mais ça n’a plus du tout le même aspect intime. C’est seulement vertigineux et ça fait mal partout jusque dans le ventre.
— Alors ? demande-t-elle pour en sortir.
— On va voir… On va voir…
L’homme bouche la sortie et Sophie se revoit subitement à la sortie de la banque, quelques mois plus tôt. Un désagréable goût de déjà-vu. Mais aussi quelque chose de différent…
Elle s’avance pour sortir, mais l’homme la saisit au poignet.
— Ça doit pouvoir se faire, dit-il en articulant chaque syllabe. Tu passes me voir demain soir, après ton service.
Puis, en plaquant la main de Sophie sur son entrejambe, il ajoute :
— On verra ce qu’on peut faire.
C’est là toute la différence. Le jeu est ouvert, ce n’est pas une tentative de séduction mais l’affirmation d’une position de force, un marché concret entre deux personnes qui chacune peut apporter à l’autre ce qu’elle demande. Très simple. Sophie en est même surprise. Il y a vingt heures qu’elle est debout, neuf jours qu’elle n’a pas eu de repos, elle dort peu pour éviter les cauchemars, elle est épuisée, vidée, elle veut en finir, sa dernière, son ultime énergie passe dans ce projet, il faut en sortir, maintenant, quel qu’en soit le prix, ce sera de toute manière moins cher que cette vie-là, dans laquelle tout se consume, jusqu’aux racines de son existence.
Sans même le décider, elle ouvre la main et à travers le tissu elle saisit le pénis de l’homme en érection. Elle le fixe dans les yeux, mais elle ne le voit pas. Elle tient simplement sa queue dans sa main. Un contrat.
En montant dans le bus, elle se fait la remarque : s’il avait fallu lui faire une pipe là, tout de suite, elle l’aurait fait. Sans hésiter. Elle pense cela et n’en ressent aucune émotion. Ce n’est qu’une information, rien d’autre.
Sophie passe la nuit entière devant sa fenêtre à fumer des cigarettes. Là-bas, au loin, du côté du boulevard, elle voit le halo des réverbères et imagine les prostituées dans l’ombre, au pied des arbres, agenouillées devant des hommes qui regardent le ciel en leur tenant la tête.
Par quelle association d’idées la scène du supermarché lui est-elle revenue à l’esprit ? Les vigiles ont posé, sur la table en acier, des articles qu’elle n’a pas achetés mais qu’ils ont sortis de son sac. Elle essaie de répondre aux questions. Tout ce qu’elle veut, c’est que Vincent ne l’apprenne pas.
Si Vincent apprend qu’elle est folle, il la fera interner.
Dans une discussion avec des amis, il y a longtemps, il a dit ça, que « s’il avait une femme comme ça », il la ferait interner, il riait, c’était une plaisanterie, bien sûr, mais elle n’a jamais pu en détacher son esprit. La peur l’a prise là. Peut-être était-elle déjà trop folle pour faire la part des choses, pour ramener cette simple phrase à la dimension d’une anecdote. Pendant des mois elle a repensé à ça : si Vincent voit que je suis folle, il me fera interner…
Au matin, vers 6 heures, elle se lève de sa chaise, passe sous la douche, et s’allonge une heure avant de partir à son travail. Elle pleure calmement et fixe le plafond.
C’est comme une anesthésie. Quelque chose la fait agir, elle a l’impression d’être blottie au fond de son enveloppe corporelle, comme dans un cheval de Troie. Le cheval agit sans elle, il sait ce qu’il a à faire. Elle, n’a qu’à attendre en appliquant bien fort ses deux mains sur ses oreilles.
12
Jeanne, ce matin-là, a la tête des mauvais jours, mais lorsqu’elle voit Sophie arriver, elle semble catastrophée.
— Bah, qu’est-ce que t’as ? demande-t-elle.
— Rien, pourquoi ?
— T’as une tête…!
— Oui, répond Sophie en passant au vestiaire pour y prendre sa blouse, je n’ai pas très bien dormi.
Curieusement, elle n’a pas sommeil et ne ressent pas de fatigue. Ça viendra peut-être plus tard. Elle commence immédiatement par le sol de la salle du fond.
Mécanique. Tu prends la serpillière dans le seau, tu ne réfléchis pas. Tu l’essores et tu l’étends sur le sol. Quand la serpillière est devenue froide, tu la replonges dans le seau et tu recommences. Tu ne penses pas.
Tu vides les cendriers, tu les frottes rapidement, tu les reposes. Tout à l’heure, Jeanne va s’approcher et te dire : « T’as vraiment une drôle de tête…! » Mais tu ne répondras pas. Tu n’auras pas vraiment entendu. Tu vas faire un signe vague. Tu ne parles pas. Tendue vers une fuite que tu sens grésiller en toi, la fuite nécessaire. Des images vont venir, encore des images, des visages, tu vas les chasser comme des mouches, en remontant cette mèche qui ne cesse de tomber dès que tu te penches. Automatique. Après, tu vas passer aux cuisines, dans l’odeur de friture. Près de toi, quelqu’un rôde. Tu lèves les yeux, c’est le gérant. Tu poursuis ton travail. Machinale. Tu sais ce que tu veux : partir. Vite. Alors tu travailles. Tu fais ce qu’il faut pour ça. Tu feras tout ce qu’il faut pour ça. Réflexe. Somnambule. Tu t’agites, tu attends. Tu vas partir. Il faut absolument que tu partes.
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