C’est une femme qui ouvrit. Instinctivement, Louis l’examina avec précision, estima, jugea, envisagea si oui ou si non ou si peut-être, comme ça, en idée. Il procédait ainsi avec toutes les femmes, sans même s’en rendre compte. Il trouvait cette manière de faire détestable, mais l’analyseur se mettait en marche malgré lui. À sa décharge, Louis pouvait affirmer qu’il examinait toujours le visage avant le corps.
Le visage était bien, mais très fermé, les lèvres un peu grandes, le corps agréable, sans excès. Elle répondait machinalement aux questions de Louis, ne faisait aucun embarras pour le laisser entrer, et aucun effort dans l’hospitalité. L’habitude des visites, peut-être. S’il voulait attendre son mari, oui, c’était possible, il n’avait qu’à se mettre là, dans la grande pièce cuisine, mais ça pouvait durer un petit moment.
Elle faisait un puzzle sur un grand plateau et elle se remit au travail après avoir installé Louis sur une chaise, et posé devant lui un verre et des apéritifs.
Louis se servit à boire et la regarda faire le puzzle. Il voyait le puzzle à l’envers, ça semblait figurer la Tour de Londres, la nuit. Elle s’attaquait au ciel. Il lui donnait une quarantaine d’années.
— Il n’est pas encore rentré ? demanda-t-il.
— Si, mais il est à la cave avec une nouvelle. Ça peut durer une demi-heure ou plus, on ne peut pas le déranger.
— Ah.
— Vous n’êtes pas tombé un bon jour, dit-elle en soupirant, les yeux collés sur le jeu. Tout nouveau tout beau, c’est toujours la même chose. Et puis, il s’en lasse et il faut qu’il en cherche une autre.
— Bien, bien, dit Louis.
— Mais celle-là, elle peut le retenir une heure. Ça faisait longtemps qu’il en cherchait une de ce genre-là et il semble qu’il ait décroché le bon numéro. Ne soyez pas jaloux, surtout.
— Pas du tout.
— C’est bien, vous avez bon caractère.
Louis se resservit un verre. C’est plutôt elle qui avait bon caractère. Assez fermée, mais on pouvait comprendre pourquoi. Il eut l’idée de l’aider, de lui tenir compagnie en attendant que son mari en ait terminé. Franchement, ça le dépassait. En attendant, il avait repéré un petit morceau de puzzle qui lui semblait être la bonne pièce pour poursuivre le ciel vers la gauche. Il s’aventura et désigna la pièce du doigt. Elle acquiesça et sourit, c’était la bonne.
— Vous pouvez m’aider, si ça vous tente. Les ciels, c’est un sale moment dans les puzzles, mais c’est nécessaire.
Louis déplaça sa chaise et se mit au travail au coude à coude. Il n’avait rien contre un puzzle de temps à autre, sans abuser.
— Il faudrait séparer les bleus nuit des bleus moyens, dit-il. Mais pourquoi la cave ?
— C’est moi qui l’ai exigé. La cave ou rien. Je ne veux pas de pagaille dans la maison, il y a des limites. J’ai posé mes conditions, parce que si on l’écoutait, il les installerait n’importe où. Après tout, c’est ma maison aussi.
— Bien sûr. Ça arrive souvent ?
— Assez. Ça dépend des périodes.
— Où les prend-il ?
— Tenez, ce morceau-là, il irait plutôt de votre côté. Où il les prend ? Ah… Ça vous intéresse, bien sûr… Il les prend là où il les trouve, il a ses circuits. Il cherche un peu partout, et quand il les embarque, croyez-moi, elles n’ont pas fière allure. Personne n’en voudrait, mais lui, il a l’œil. C’est ça, le truc, et je n’ai pas le droit de vous en dire plus. Et après la cave, de vraies princesses. Moi, à côté, on dirait que je n’existe pas.
— Ce n’est pas très marrant, dit Louis.
— Question d’habitude. Ce bout-là, il n’irait pas là par hasard ?
— Si. Et ça raccroche avec tout ce bout-là. Vous n’êtes pas jalouse ?
— Au début, oui. Mais vous devez connaître ça, c’est pire qu’une manie, une véritable obsession. Quand j’ai compris qu’il ne pourrait pas s’en passer, j’ai décidé de faire avec. J’ai même essayé de comprendre, mais honnêtement, je ne vois pas ce qu’il leur trouve, toutes pareilles, grosses avec ça, lourdes comme des vaches… Si ça lui plaît… Il dit que je ne comprends rien à la beauté… C’est possible.
Elle haussa les épaules. Louis voulait abandonner le sujet, cette femme le mettait mal à l’aise. Elle semblait avoir perdu toute chaleur à force de vivre au-delà des barres de la révolte et de la lassitude. Ils continuèrent à jouer avec le ciel de Londres.
— Ça avance, dit-il.
— Tenez, le voilà qui remonte.
— Ce morceau-là ?
— Non, c’est Lionel, il remonte. C’est fini pour ce soir.
Lionel Sevran entra, l’expression satisfaite, en se frottant les mains sur une serviette de toilette. On se présenta. Mathias avait dit juste, le type avait bonne allure, et même, en cet instant, un visage d’adolescent ravi par la nouveauté.
Sa femme se leva, déplaça le plateau du puzzle. Louis eut l’impression qu’elle n’était plus aussi détachée. Quelque chose se tendait, quand même. Elle observait son mari en train de se servir à boire. La présence de Louis dans sa cuisine n’avait pas l’air de le surprendre, pas plus que sa femme une heure avant.
— Je t’ai déjà dit de laisser les serviettes en bas, dit-elle. Ça me déplaît dans la cuisine.
— Excuse-moi, ma chérie. Je tâcherai d’y penser.
— Tu ne la remontes pas ?
Sevran fronça les sourcils.
— Pas encore, elle n’est pas prête. Mais elle te plaira, j’en suis sûr, très douce, de jolies courbes, un bon toucher, ferme, docile. Je l’ai bouclée pour la nuit, c’est plus prudent.
— C’est humide en bas en ce moment, dit sa femme à mi-voix.
— Je lui ai mis une bonne couverture, ne te fais pas de souci.
Il rit, se frotta les mains, les passa plusieurs fois dans ses cheveux, comme un type qui se réveille, et se tourna vers Louis. Oui, il avait une bonne tête, un visage clair, ouvert, franc, une assise décontractée sur sa chaise, une belle main autour de son verre, tout le contraire de sa femme, on ne l’aurait pas cru capable du coup de la cave. Et pourtant, le menton assez rentrant, et dans les lèvres, peut-être, quelque chose de mince, d’économe, de déterminé, et rien de sensuel en tous les cas. Le type lui plaisait, lèvres exceptées, mais son affaire de cave, pas du tout. Et l’abandon morne de sa femme ne lui plaisait pas non plus.
— Alors ? demanda Lionel Sevran. Vous avez quelque chose pour moi ?
— Quelque chose ? Non, c’est à propos de votre chien.
Sevran fronça les sourcils.
— Ah bon ? Vous n’êtes pas là pour affaire ?
— Affaire ? Pas du tout.
Sevran et sa femme eurent l’air aussi surpris l’un que l’autre. Ils avaient cru à un homme d’affaires, un démarcheur. C’était pour ça qu’on l’avait laissé s’installer librement.
— Mon chien ? reprit Sevran.
— Vous avez bien un chien ? Moyen, poil ras, beige… Je l’ai vu entrer ici tout à l’heure. Alors, je me suis permis de passer.
— C’est exact… Qu’est-ce qui se passe ? Il a encore déconné ? Lina, le chien a déconné ? Il est où, au fait ?
— À la cuisine, bouclé.
Donc, il l’appelait Lina. Très brune, la peau mate, les yeux noirs, elle venait peut-être du Sud.
— S’il a déconné, reprit Lionel Sevran, je paierai. Je le surveille, ce clébard, mais c’est un fugueur terrible. Une seconde d’inattention, une porte entrouverte, et il se fait la malle. Un jour, je le retrouverai sous une bagnole.
— Ce ne sera pas un mal, dit Lina.
— Je t’en prie, Lina, ne sois pas cruelle. Voyez-vous, reprit Sevran en se tournant vers Louis, le chien ne peut pas encaisser ma femme et vice versa, ça ne se commande pas. À part ça, pas méchant, sauf si on l’emmerde, bien sûr.
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