— T’as quelqu’un de connu dans ce pays breton ? Dis voir.
— Cherche.
— En combien de lettres ?
— Sept.
— Homme ou femme ?
— Femme.
— Ah. Que tu as aimée, ou moyen ou pas du tout ?
— Que j’ai aimée.
— Ça va être vite vu alors. La deuxième ? Non, elle est au Canada. La troisième ? Pauline ?
— Tout juste. Marrant, non ?
— Marrant… Ça dépend de ce que tu comptes faire.
Louis se passa la fiche cartonnée sur la joue.
— Pas d’expédition punitive, hein, Ludwig ? Les gens sont libres, ils font ce qu’ils veulent. Je l’aimais bien, la petite Pauline, sauf qu’elle était près de ses sous, c’est ça qui t’a perdu. Et tu sais que je m’y connais en femmes. Comment tu sais qu’elle est là-bas ? Je croyais qu’elle n’avait plus jamais donné de ses nouvelles.
— Une seule fois, dit Louis en sortant un fichier, pour me signaler un cas toxique dans son patelin, il y a bien quatre ans. Elle m’avait adressé une coupure de presse sur le gars et ajouté ses propres notes. Mais pas un mot personnel, rien, pas même « je t’embrasse » ou « porte-toi bien ». Juste le renseignement, parce qu’elle pensait que le type était assez moche pour devoir figurer dans mes fichiers. Pas même « je t’embrasse », rien. J’ai répondu de même pour accuser réception et j’ai ajouté le gars dans la grosse boîte.
— Pauline donnait toujours de bons renseignements. Qui est le gars ?
— René Blanchet, dit Louis en sortant une carte du fichier, je ne connais pas.
Il lut quelques secondes en silence.
— Résume, dit Marthe.
— Un vieux salaud, tu peux en être sûre. Pauline connaissait mes préférences.
— Et depuis quatre ans que tu as son adresse, tu n’as jamais pensé aller y faire un tour ?
— Si, Marthe, vingt fois. Faire un tour, examiner ce Blanchet et tâcher de reprendre Pauline au passage. Je me la figurais assez bien seule dans une grande maison littorale battue par la pluie.
— Ne le prends pas mal mais ça m’étonnerait, je m’y connais en femmes. Pourquoi t’as pas tenté le coup, tout compte fait ?
— Tout compte fait, t’as vu ma gueule, t’as vu ma jambe ? Moi aussi je m’y connais, Marthe. Et puis ça n’a pas d’importance, ne te tracasse pas. Pauline, je l’aurais croisée un jour ou l’autre. Quand on passe sa vie sur les chemins d’un pays trop petit, on a les rencontres qu’on mérite, et celles qu’on suscite et celles qu’on désire, ne te tracasse pas.
— N’empêche… marmonna Marthe. Pas d’expédition punitive, hein, Ludwig ?
— Ne répète pas toujours les mêmes trucs. Tu veux une bière ?
Louis partit le lendemain, vers onze heures, sans précipitation. Le sorteur de chien habitait vraiment le bout de la Bretagne, à quelque vingt kilomètres de Quimper. Faudrait bien compter sept heures de route, et une pause pour boire une bière, Louis n’aimait pas se presser en bagnole et il ne pouvait pas passer sept heures de suite sans bière. Son père était comme ça, pour la bière.
La fiche de Mathias défilait dans sa tête. Le chien : « Moyen, beige à poils ras, grosses dents, peut-être un pit-bull, sale gueule en tous les cas ». Ça ne rendait pas le maître sympathique. L’homme : « Dans la quarantaine, châtain clair, yeux bruns, maxillaire inférieur rentrant, mais à part ça assez belle allure, un peu de ventre cependant, nom… » Comment c’était son nom ? Sevran. Lionel Sevran. L’homme au chien était donc reparti hier matin pour la Bretagne, avec le chien, et il y resterait jusqu’à jeudi prochain. Il n’y avait plus qu’à suivre. Louis conduisait à vitesse moyenne, retenant un peu la voiture. Il avait bien songé à emmener quelqu’un avec lui, pour que cette course aléatoire soit moins désolée et sa jambe moins raide, mais qui ? Les types qui lui envoyaient les nouvelles des quatre départements de la Bretagne étaient des fixes, rivés à leur port, à leur commerce, à leurs journaux, on ne pouvait pas les bouger. Sonia ? Bon, Sonia était partie, il n’allait pas y passer la journée. La prochaine fois, il essaierait d’aimer mieux que cela. Louis fit la grimace. Il n’aimait pas facilement. Sur toutes les femmes qu’il avait eues, parce que quand on est seul dans sa voiture, on a le droit de dire « eues », combien en avait-il aimé, franchement ? Franchement ? Trois, trois et demie. Non, pas doué. Ou bien c’est qu’il ne se portait plus volontaire. Il tâchait d’aimer moyen, sans exagérer, et de fuir les amours denses. Parce qu’il était de ces types qui se déglinguent pour deux ans après un amour compact et raté, qui se durcissent dans les regrets avant de se décider à passer à la suite. Comme il ne se ruait pas non plus sur l’amour moyen, il optait pour de longs temps de solitude, que Marthe appelait ses périodes glaciaires. Elle était contre. Quand tu seras tout froid, elle disait, tu seras bien avancé.
Louis sourit. Il attrapa de la main droite une cigarette et l’alluma. Chercher quelqu’un de nouveau à aimer. Chercher quelqu’un, chercher quelqu’un, toujours la même histoire… Bon, ça allait comme ça, le monde était à feu et à sang, il y penserait plus tard, il entrait en période glaciaire.
Il se gara sur un parking, et ferma les yeux. Dix minutes de repos. En tout cas, il était reconnaissant à toutes ces femmes qui étaient passées dans sa vie, aimées ou pas, d’être passées. Finalement, il aimait toutes les femmes, parce que seul dans sa voiture on a le droit de généraliser, toutes et surtout les trois et demie. Finalement, il éprouvait pour elles une gratitude indistincte, il admirait leur capacité à aimer les hommes, un truc qui lui semblait sacrément difficile, et pire quand on est moche comme lui. Avec ses traits durs et décourageants sur lesquels il s’attardait le moins possible le matin, il aurait dû être seul toute sa vie. Et en fait, non. Ça, ça ne s’invente pas, il n’y a que les femmes pour arriver à trouver beau un type moche. Franchement, oui, il avait de la gratitude. Il lui semblait que Marc n’était pas vraiment le gars au point avec les femmes non plus. Un fébrile, le rejeton de Vandoosler. Il aurait pu l’emmener ici, il y avait pensé, ils auraient cherché des femmes ensemble au bout du Finistère. Mais il avait parfaitement repéré comment Marc s’était crispé à sa table quand il avait parlé du voyage. Pour lui, cette histoire d’os n’avait ni queue ni tête, ce en quoi il se trompait parce qu’on en avait le bout et qu’on cherchait précisément la tête. Mais Marc ne voyait pas cela encore, ou bien il avait peur de dérailler, ou bien l’idée de faire n’importe quoi déplaisait à Marc Vandoosler à moins qu’il n’en ait eu le projet le premier. C’est pourquoi il s’était abstenu de lui demander. Et puis Vandoosler le Jeune était aussi bien à Paris, car pour le moment, cette affaire ne réclamait pas d’homme qui court. Il avait jugé mieux de lui foutre la paix, Marc était à la fois froissable et solide, comme le lin. Si on partait dans les tissus, il était en quoi, lui ? Il faudrait demander à Marthe.
Louis s’endormit, la tête sur le volant, sur une aire de parking.
Il entra dans Port-Nicolas à sept heures du soir. Il roula à vitesse lente dans les rues du port, pour se faire une idée. Demander à droite et à gauche, le bourg n’était pas très grand, pas très beau, et il se gara tout près de la maison de Lionel Sevran. Il en faisait des kilomètres, le chien, pour aller pisser. Il ne voulait peut-être pisser qu’à Paris, un chien snob peut-être.
Il sonna, attendit devant la porte close. Un ami lui avait dit que la grande différence à méditer entre l’homme et l’animal, c’était que l’animal ouvrait les portes mais que jamais il ne les refermait derrière lui, jamais, alors que l’homme, si. Un fossé comportemental. Louis souriait en attendant.
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