— Entendu. Qu’est-ce que c’est que ce truc que tu as dans la main ?
— C’est mon crapaud. Je l’humidifie un peu.
Marc serra les dents. Bon, voilà, ce type était cinglé. Et lui, il s’était fourré là-dedans.
— Tu n’aimes pas les crapauds, n’est-ce pas ? Il ne fait pas de mal, on se parle, voilà tout. Bufo — Bufo c’est son nom —, écoute-moi avec attention : le gars avec qui je parle s’appelle Marc. C’est un rejeton de Vandoosler. Et les rejetons de Vandoosler sont nos rejetons. Il va surveiller les clebs à notre place pendant qu’on va aller bouffer. T’as pigé ?
Kehlweiler leva les yeux vers Marc.
— Faut tout lui expliquer. Il est très con.
Kehlweiler sourit et remit Bufo dans sa poche.
— Ne fais pas cette tête. C’est très utile, un crapaud. On est obligé de simplifier le monde à l’extrême pour se faire comprendre, et parfois, c’est soulageant.
Kehlweiler sourit encore plus. Il avait une forme spéciale de sourire, contagieuse. Marc sourit. Il n’allait pas se laisser démonter par un crapaud. On a l’air de quoi à travers le monde si on a la trouille d’un crapaud ? D’un imbécile. Marc avait très peur de toucher les crapauds, c’est entendu, mais il avait aussi très peur d’avoir l’air d’un imbécile.
— Est-ce que je peux savoir quelque chose en échange ? dit Marc.
— Demande toujours.
— Pourquoi Marthe t’appelle-t-elle Ludwig ?
Kehlweiler ressortit son crapaud.
— Bufo, dit-il, le rejeton de Vandoosler va être encore plus emmerdant que prévu. Qu’en penses-tu ?
— T’es pas forcé de répondre, dit Marc mollement.
— Tu es de l’espèce de ton oncle, tu feins mais tu veux tout savoir. On m’avait pourtant laissé entendre que le Moyen Âge te suffisait.
— Pas tout à fait, pas toujours.
— Ça m’étonnait aussi. Ludwig, c’est mon nom. Louis, Ludwig, l’un ou l’autre, c’est comme ça, tu peux choisir. Ça a toujours été comme ça.
Marc regarda Kehlweiler. Il caressait la tête de Bufo. C’est moche, un crapaud. Et gros en plus.
— Qu’est-ce que tu te demandes, Marc ? L’âge que j’ai ? Tu fais des calculs ?
— Bien sûr.
— Ne cherche pas, j’ai cinquante ans.
Kehlweiler se remit debout.
— Ça y est ? demanda-t-il. Tu as fait le compte ?
— Ça y est.
— Né en mars 1945, juste avant la fin de la guerre.
Marc fit tourner la petite bouteille de bière entre ses doigts, les yeux vers le sol.
— Ta mère, elle est quoi ? Française ? demanda-t-il d’un ton indifférent.
En même temps, Marc pensait : ça suffit, fous-lui la paix, qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Oui, j’ai toujours vécu ici.
Marc hocha la tête. Il tournait et retournait la petite bouteille entre ses paumes, en regardant fixement le trottoir.
— Tu es alsacien ? Ton père, il est alsacien ?
— Marc, soupira Kehlweiler, ne te fais pas plus con que tu n’es. On m’appelle « l’Allemand ». Ça te va ? Et reprends-toi, voilà un chien qui arrive.
Kehlweiler s’en alla et Marc prit la liste et le crayon. « Chien moyen, je ne sais pas quelle race, je n’y connais rien, les chiens m’énervent, noir, avec des taches blanches, bâtard. Homme, la soixantaine, dégarni, grosses oreilles, abruti de travail, l’air crétin, non, pas crétin, vient de la rue Blainville, sans cravate, traîne les pieds, manteau brun, écharpe noire, le chien fait son truc, trois mètres de la grille d’arbre, tout compte fait c’est une femelle, repart par l’autre côté, non, entre au café, j’attends qu’il ressorte, je vais voir ce qu’il boit, et je boirai aussi. »
Marc se posa au comptoir. L’homme au chien moyen buvait un Ricard. Il discutait de-ci de-là, rien de bien fameux, mais enfin, Marc notait. Tant qu’à faire n’importe quoi, autant le faire bien. Kehlweiler serait content, il aurait tous les petits détails. « L’Allemand »… né en 1945, mère française, père allemand. Il avait voulu savoir, eh bien, maintenant il savait. Pas tout, mais il n’allait pas torturer Louis pour demander la suite, demander si son père avait été nazi, demander si son père avait été tué, ou s’il était reparti outre-Rhin, demander si sa mère avait été tondue à la Libération, il ne poserait plus de questions. Les cheveux ont repoussé, le gosse a grandi, il n’allait pas demander pourquoi la mère avait épousé le soldat de la Wehrmacht. Il ne poserait plus de questions. Le gosse a grandi, il porte le nom du soldat. Et depuis, il court. Marc se passait le crayon sur la main, ça chatouillait. Qu’est-ce qu’il avait eu besoin de l’emmerder avec ça ? Tout le monde devait l’emmerder avec ça, et lui, il avait fait comme tout le monde, pas mieux. Surtout ne pas en souffler un mot à Lucien. Lucien ne creusait que dans la Grande Guerre, mais même.
Maintenant il savait, et il ne savait plus quoi faire de ce qu’il savait. Bon, cinquante ans, c’était passé, terminé. Pour Kehlweiler bien sûr, rien ne serait jamais terminé. Ça expliquait des trucs, son boulot, sa traque, son mouvement perpétuel, son art à lui, peut-être.
Marc reprit position sur son banc. Bizarrement, son oncle ne lui avait rien raconté de tout cela. Son oncle était bavard pour des vétilles et discret pour les choses graves. Il n’avait pas dit qu’on l’appelait « l’Allemand », il avait dit qu’il venait de nulle part.
Marc reprit sa fiche descriptive pour le chien et raya avec soin le mot « bâtard ». Comme ça, c’était mieux. Quand on ne fait pas gaffe, on écrit plein de saletés.
Kehlweiler repassa sur la place vers onze heures et demie. Marc avait été boire quatre bières et enregistré quatre chiens moyens. Il vit d’abord Kehlweiler secouer le journaliste qui somnolait sur l’autre banc, Vincent, le préposé au tortionnaire ultra. Bien sûr, c’est plus chic de surveiller un tortionnaire qu’une merde de chien. Donc Kehlweiler commençait par Vincent, et lui, qui se gelait sur le 102, il pouvait crever. Il les regarda discuter un long moment. Marc se sentit froissé. À peine, juste une rancœur, qui se mua en une sourde irritation, très normalement. Kehlweiler venait relever ses bancs, relever ses compteurs, comme un seigneur qui fait la tournée de ses terres et de ses serfs. Pour qui se prenait-il, ce type ? Pour Hugues de Saint-Amand-en-Puisaye ? Son obscure et tragique arrivée dans le monde l’avait rendu mégalomane, voilà ce que c’était, et Marc, qui s’emportait à la première sensation d’une servitude, quelle qu’elle fût et d’où qu’elle vienne, n’avait pas l’intention de se mettre en coupe réglée dans la grande cohorte de Kehlweiler. Et puis quoi encore ? La troupe de volontaires asservis, ce n’était pas pour lui. Que le fils de la Seconde Guerre se démerde.
Puis Kehlweiler lâcha Vincent, qui s’en alla par les rues, ensommeillé, et s’avança vers le banc 102. Marc, qui n’oubliait pas qu’il avait sifflé cinq bières et qu’il fallait en tenir compte, sentit sa légère rage se muer en discrète bouderie nocturne, puis se perdre dans l’indifférence. Kehlweiler s’assit près de lui, il eut ce bizarre sourire irrégulier et communicatif.
— Tu as bien bu ce soir, dit-il. C’est le problème avec les mois d’hiver, quand on est le cul sur un banc.
En quoi ça le regardait ? Kehlweiler s’amusait avec Bufo, et il était évidemment à cent lieues, estima Marc, de se douter qu’il voulait à nouveau se barrer et laisser tomber ses pitoyables enquêtes de bancs de bois, art ou pas art.
— Tu veux bien me tenir Bufo ? Je cherche mes cigarettes.
— Non. Ce crapaud me dégoûte.
— Ne t’en fais pas, dit Kehlweiler en s’adressant à Bufo. Il dit ça comme ça, sans savoir. Faut pas avoir de la peine. Reste bien tranquille sur le banc, je cherche mes clopes. Alors ? Tu as eu d’autres chiens ?
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