C’est vrai, il y avait peut-être un meurtrier quelque part, un meurtrier qu’on ne chercherait jamais. Mais comme plein d’autres, et alors ? Si un type avait tué une femme sur un coup de rage, en quoi ça le regardait ?
Bon Dieu, ce releveur des comptes de Saint-Amand s’était appliqué mais il avait une écriture de cochon. Il aurait été Hugues, il aurait changé de comptable. Ses o et ses a étaient indifférenciables. Marc prit sa loupe. Cette affaire de Kehlweiler, ce n’était pas comme l’affaire de Sophia Siméonidis. Ça, il s’en était occupé parce qu’il y avait été acculé, parce que c’était sa voisine, parce qu’il l’aimait bien, et que le meurtre avait été salement prémédité. Dégueulasse, il ne voulait plus y repenser. Certes, s’il y avait un crime derrière le bout d’os de Kehlweiler, ce pouvait être aussi un meurtre ignoble et prémédité. Kehlweiler y pensait et il voulait savoir.
Oui, peut-être, eh bien c’était son boulot, pas le sien. S’il avait demandé à Kehlweiler de venir l’aider à retranscrire les comptes de la seigneurie de Saint-Amand, il aurait répondu quoi ? Il aurait répondu merde et c’était normal.
Foutu, terminé, impossible de se concentrer. Tout ça à cause de ce type, de son histoire de chien, de grille, de meurtre, de banc. Si le parrain avait été là, il lui aurait dit clairement sa façon de penser sur Louis Kehlweiler. On l’engage pour un petit travail de classement, et ça dégénère, on le force à faire autre chose. Encore que, si on voulait être honnête, Kehlweiler ne le forçait à rien. Il avait proposé quelque chose et il ne s’était pas froissé quand Marc avait refusé. En fait, personne ne l’empêchait de faire son étude sur les granges de Saint-Amand, personne.
Personne sauf le chien. Personne sauf l’os. Personne sauf l’idée d’une femme au bout de l’os. Personne sauf l’idée d’un meurtre. Personne sauf le visage de Kehlweiler. Quelque chose de convaincant dans les yeux, de droit, de clair, de douloureux aussi.
Eh bien, tout le monde en avait de la souffrance, et la sienne valait bien celle de Kehlweiler. Chacun ses souffrances, chacun ses quêtes, chacun ses archives.
Certes, quand il s’était lancé dans l’affaire Siméonidis, ça ne lui avait pas nui. On peut emmêler ses quêtes et ses archives avec celles des autres sans se perdre. Oui, peut-être, sûrement, mais ce n’était pas son boulot. Point, terminé.
De rage, Marc fit basculer sa chaise en se levant. Il balança la loupe sur le tas de papiers et attrapa sa veste. Une demi-heure plus tard, il entrait dans le bunker aux archives, et la vieille Marthe était là, comme il l’espérait.
— Marthe, vous savez où se trouve le banc 102 ?
— Vous avez le droit de savoir ? C’est qu’ils ne sont pas à moi, les bancs.
— Bon Dieu ! dit Marc, je suis quand même le neveu de Vandoosler, et Kehlweiler me laisse bosser chez lui. Alors ? Ça ne suffit pas ?
— Ça va, vous énervez pas, dit Marthe, je disais ça pour jouer.
Marthe expliqua le banc 102, à voix forte. Un quart d’heure plus tard, Marc arrivait en vue de la grille d’arbre. Il faisait déjà nuit, il était six heures et demie. Du bout de la place de la Contrescarpe, il vit Kehlweiler installé sur le banc. Il fumait une cigarette, penché en avant, les coudes sur les genoux. Marc resta quelques minutes à l’observer. Ses gestes étaient lents, rares. Marc était à nouveau indécis, incapable de savoir s’il était vaincu ou vainqueur, et s’il fallait raisonner en ces termes. Il recula. Il observa Kehlweiler qui écrasait sa cigarette, puis se passait les mains dans les cheveux, lentement, comme s’il serrait sa tête très fort. Il maintint sa tête plusieurs secondes, et puis les deux mains retombèrent sur les cuisses, et il resta comme ça, le regard vers le sol. Cet enchaînement de gestes silencieux décida Marc. Il marcha jusqu’au banc et s’assit tout au bout, bottes allongées devant lui. Personne ne dit un mot pendant une ou deux minutes. Kehlweiler n’avait pas redressé la tête, mais Marc était convaincu qu’il l’avait reconnu.
— Tu te souviens qu’il n’y a pas un rond à gagner ? dit finalement Kehlweiler.
— Je me souviens.
— Tu as peut-être autre chose à foutre ?
— C’est certain.
— Moi aussi.
Il y eut un nouveau silence. Ça faisait de la buée quand on parlait. Qu’est-ce qu’on pouvait se geler, bon sang.
— Tu te souviens que c’est peut-être un accident, un concours de circonstances ?
— Je me souviens de tout.
— Regarde la liste. J’ai douze personnes déjà. Neuf hommes, trois femmes. Je laisse tomber les chiens trop petits et trop grands. À mon sens, ça venait d’un chien moyen.
Marc parcourut la liste. Des descriptions rapides, des âges, des allures. Il la relut plusieurs fois.
— Je suis fatigué et j’ai faim, dit Kehlweiler. Tu pourras me remplacer pendant quelques heures ?
Marc hocha la tête et rendit la liste à Kehlweiler.
— Garde-la, tu vas t’en servir ce soir. Il me reste deux bières, tu en veux ?
Ils burent la bière en silence.
— Tu vois le gars qui arrive, là-bas, un peu plus loin, sur la droite ? Non, ne regarde pas vraiment, regarde par en dessous. Tu le vois ?
— Oui, et alors ?
— Ce type, c’est un nocif, un ancien tortionnaire et plus que ça sans doute. Un ultranational. Sais-tu où il va, depuis bientôt une semaine ? Ne regarde pas, bon Dieu, mets le nez dans ta bière.
Marc obéit. Il avait les yeux rivés sur le goulot de la petite bouteille. Il ne trouvait pas évident de regarder par en dessous, et de nuit en plus. Il ne voyait rien, en fait. Il entendait la voix de Kehlweiler qui chuchotait au-dessus de sa tête.
— Il monte au deuxième étage de l’immeuble d’en face. Là-dedans, il y a un neveu de député qui fait son chemin. Et moi, j’aimerais savoir avec qui il fait son chemin, et si le député est au courant.
— Je croyais que c’était une histoire de merde de chien, souffla Marc dans sa bouteille.
Quand on souffle dans une bouteille, ça fait des bruits formidables. Presque le vent sur la mer.
— C’est une autre histoire. Le député, je le laisse à Vincent. C’est un journaliste, il va faire ça très bien. Vincent est sur l’autre banc, là-bas, le gars qui a l’air de dormir.
— Je le vois.
— Tu peux relever la tête, l’ultra est monté. Mais reste naturel. Ces types-là regardent aux fenêtres.
— Voilà un chien, dit Marc, un chien moyen.
— Très bien, note, il arrive vers nous. 18 h 47, banc 102. Femme, la quarantaine, brune, cheveux raides, mi-longs, grande, un peu maigre, pas très jolie, bien habillée, assez aisée, manteau bleu, presque neuf, pantalons. Vient de la rue Descartes. Ne note plus, le chien rapplique.
Marc avala une gorgée de bière pendant que le chien s’affairait autour de l’arbre. Un peu plus, dans le noir, il lui pissait sur les pieds. Plus aucun sens de rien, les chiens de Paris. La femme attendait, l’œil vague, patient.
— Note, reprit Kehlweiler. Retour, même direction. Chien moyen, épagneul roux, vieux, fatigué, boiteux.
Kehlweiler termina sa bière d’un seul coup.
— Voilà, dit-il, tu fais comme ça. Je repasserai te voir plus tard. Ça ira ? Tu n’auras pas froid ? Tu peux aller au café, de temps à autre. Depuis le comptoir, on voit ce qui arrive. Mais ne te rue pas sur le banc comme un perdu, fais ça lentement, comme si tu venais cuver ta bière ou attendre une femme qui n’arrive jamais.
— Je connais.
— D’ici deux jours, on aura la liste des habitués de la place. Après ça, on se répartira les filatures pour savoir qui ils sont et d’où ils viennent.
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