Un jour, pensa Marc en ouvrant les deux serrures de la porte du bunker, il essaierait d’arrêter de s’énerver. Mais à trente-six ans, il ne voyait pas comment s’y prendre.
Il sursauta sur le pas de la porte. Il y avait un lit installé derrière son bureau, et une vieille femme surteinte qui posa son bouquin pour le regarder.
— Entrez, dit Marthe, faites comme si je n’étais pas là. Je suis Marthe. C’est vous qui venez travailler pour Ludwig ? Il vous a laissé un mot.
Marc lut quelques lignes où Kehlweiler lui résumait la situation. D’accord, mais s’il croyait que c’était facile de bosser avec quelqu’un qui fait sa petite vie à un mètre derrière vous, merde.
Marc fit un petit salut et s’installa à sa table. Autant marquer les distances tout de suite, parce que cette vieille lui semblait d’un genre bavard et curieux de tout. Faut croire que Kehlweiler avait confiance pour ses dossiers.
Il sentait qu’elle l’examinait de dos et ça le crispait. Il avait attrapé Le Monde et il avait du mal à se concentrer.
Marthe examinait le type de dos. Habillé tout en noir, pantalon serré et veste de toile, bottes aux pieds, les cheveux noirs aussi, assez petit, un peu trop mince, le genre nerveux, agile, mais pas très costaud. Le visage, pas mal, un peu creusé, un peu indien, mais pas mal, fin, de l’allure. Bon. Ça irait. Elle ne le dérangerait pas, c’était le genre agité qui a besoin d’être seul pour pouvoir travailler. Elle s’y connaissait en hommes.
Marthe se leva et enfila son manteau. Elle avait des affaires à aller récupérer.
Marc s’arrêta au milieu d’une ligne et se retourna.
— Ludwig ? C’est son nom ?
— Ben oui, dit Marthe.
— Il ne s’appelle pas Ludwig.
— Ben si. Il s’appelle Louis. Louis, Ludwig, c’est le même nom, pas vrai ? Alors comme ça, vous seriez le neveu de Vandoosler ? D’Armand Vandoosler ? Comme commissaire, il était chic avec les filles.
— Ça ne m’étonne pas, dit Marc sèchement.
Vandoosler le Vieux n’avait jamais su se contenir, il avait multiplié dans sa vie séductions effrénées et abandons négligents, plaisirs, profusions mais aussi ravages que Marc, plutôt précautionneux avec les femmes, critiquait rageusement. Un constant sujet de passe d’armes.
— Jamais il a frappé une pute, continua Marthe. Quand je tombais sur votre oncle, on discutait le coup. Il va bien ? Vous lui ressemblez un peu, tiens, quand je vous regarde. Allez, je vous laisse travailler.
Marc se leva en taillant son crayon.
— Mais Kehlweiler ? Pourquoi vous l’appelez Ludwig ?
Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre au fond ?
— Qu’est-ce qui gêne ? dit Marthe. C’est pas bien, Ludwig, comme prénom ?
— Si, ce n’est pas mal.
— Moi je trouve ça mieux que Louis. Louis… Louis… ça fait un peu tarte en français.
Marthe boutonna son manteau.
— Oui, répéta Marc. Il est d’où, Kehlweiler ? De Paris ?
Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre, bon sang ? Il n’avait qu’à laisser filer la vieille et c’est tout. Marthe semblait se fermer, en même temps que son manteau.
— De Paris ? recommença Marc.
— Du Cher. Et après ? On a quand même le droit de s’appeler comme on veut jusqu’a nouvel ordre, pas vrai ?
Marc hocha la tête, quelque chose lui échappait.
— D’ailleurs, reprit Marthe, Vandoosler, c’est quoi ?
— Belge.
— Eh bien, alors ?
Marthe sortit en lui faisant un signe de la main. Un signe qui voulait dire aussi « ferme-la un peu », si Marc ne se trompait pas.
Marthe bougonnait en descendant l’escalier. Trop curieux, trop bavard, ce gars-là, comme elle. Enfin, si Ludwig lui faisait confiance, c’était ses oignons.
Marc se rassit, un peu préoccupé. Que Kehlweiler ait bossé à l’Intérieur, soit. Qu’il continue à se mêler de tout et rien et à s’imposer ce démentiel archivage lui semblait incohérent, sans rime ni raison. Les grands mots n’expliquent pas tout. Les grands mots sont souvent sous-tendus par de petits comptes personnels en souffrance, parfois justes, parfois sordides. Il leva le regard vers les rayonnages où se serraient les boîtes d’archives. Non. Il avait toujours été de parole, un type franc, franc jusqu’à lasser tout le monde avec son bavardage de franc, il n’allait pas se mettre à fouiner. Il n’avait pas tellement de qualités qu’il puisse se permettre d’en sacrifier une.
Louis Kehlweiler avait réfléchi une partie de la nuit. La veille au soir, il avait compté ceux qui venaient faire pisser leur chien sur la petite place du côté du banc 102. Au moins dix, un va-et-vient infernal de chiens pisseurs et de maîtres dociles. De dix heures trente à minuit, il avait regardé les visages, noté des détails pour s’y repérer, mais il ne voyait pas comment pister tout le monde. Ça pouvait prendre des jours et des jours. Sans tenir compte de la légion qui passait sans doute avant dix heures trente. Un travail accablant, mais pas question de laisser tomber le truc. Une femme s’était fait démolir, peut-être, il avait toujours su repérer la crasse, il n’arrivait pas à laisser tomber.
Inutile de surveiller les promeneurs de chiens du matin, la grille d’arbre était propre quand il avait quitté le banc jeudi, à deux heures de l’après-midi. Le chien était venu après. Et il y avait au moins une chose sur laquelle on pouvait compter, c’était la régularité des promeneurs de chiens. Toujours aux mêmes heures, et un ou deux trajets possibles, en boucle. Quant aux habitudes du chien, c’était plus délicat. Dégénérés comme ils étaient, les chiens de ville ne savaient plus marquer leurs territoires, ils faisaient n’importe quoi n’importe où, mais sur le trajet du maître, forcément.
Donc il y avait les meilleures chances pour que le chien repasse sur cette grille d’arbre. Les chiens aiment les grilles d’arbre, davantage que les pneus de voitures. Mais même s’il arrivait à circonscrire vingt-cinq sortes de chiens, comment s’y prendre pour repérer leurs noms et adresses sans y passer un mois entier ? D’autant que maintenant, il n’était plus très bon pour les filatures. Avec sa jambe raide, il marchait moins vite, et il se faisait repérer plus facilement. Sa grande taille n’arrangeait rien.
Il lui aurait fallu des gars pour l’aider, mais il n’avait plus le fric pour ça. C’était fini, les frais de mission du ministère. Il se retrouvait seul, autant abandonner. Il y avait eu un bout d’os sur la grille d’arbre, il suffisait de l’oublier.
Toute une partie de la nuit, il avait essayé de se convaincre d’oublier. Les flics n’avaient qu’à s’en occuper. Mais les flics s’en foutaient. Comme si chaque jour les chiens avalaient des pouces de pied qu’ils venaient éjecter par la suite n’importe où. Kehlweiler haussa les épaules. Les flics ne se mobiliseraient pas sans cadavre ni disparition signalée. Et une petite phalange égarée n’est pas un cadavre. C’est une petite phalange égarée. Mais pas question de la laisser tomber. Il regarda sa montre. Il avait le temps, tout juste, d’attraper Vandoosler au bunker.
Kehlweiler appela Marc Vandoosler dans la rue au moment même où il quittait le bureau. Marc se raidit. Qu’est-ce que Kehlweiler venait lui dire un samedi ? D’ordinaire il passait le mardi, pour prendre le compte rendu de la semaine. Est-ce que la vieille Marthe avait parlé ? Rapporté ses questions ? Très vite, Marc, qui ne voulait pas perdre le boulot, élabora mentalement un rapide tissu de mensonges défensifs. Il était doué pour ça, très prompt. Se défendre vite, c’est ce qu’il faut savoir faire quand on est nul à l’attaque. Quand Kehlweiler fut assez près de lui pour qu’il voie son visage, Marc se rendit compte qu’il n’y avait aucune sorte d’attaque à contrer et il se détendit. Plus tard, le premier janvier de l’année prochaine par exemple, il essaierait de cesser de s’énerver comme ça. Ou de l’année suivante, au point où il en était, il n’y avait pas urgence.
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