Marc écouta et répondit. Oui, il avait le temps, oui, d’accord, il pouvait l’accompagner une demi-heure, de quoi s’agissait-il ?
Kehlweiler l’entraîna vers un banc tout proche. Marc aurait préféré aller se mettre au chaud dans un café mais ce grand type avait l’air d’avoir une prédilection pénible pour les bancs.
— Regarde, dit Kehlweiler en sortant une boule de papier journal de sa poche. Ouvre ça doucement, regarde et dis-moi ce que tu en penses.
Louis se demanda pourquoi il lui posait cette question puisqu’il savait très bien quoi penser de cet os. Sans doute pour faire partir Marc du point exact duquel il était parti lui-même. Ce rejeton de Vandoosler le Vieux l’intriguait. Les notes de synthèse qu’il lui avait fournies étaient excellentes. Et il s’était bien démerdé dans l’histoire Siméonidis [3] Cf. Debout les morts (éd. Viviane Hamy, 1995 ; éd. J’ai lu, n° 5482).
, deux crimes immondes, il y avait six mois de ça. Mais Vandoosler l’avait prévenu : son neveu ne s’intéressait qu’au Moyen Âge et aux amours désespérées. Saint Marc, il l’appelait. Il paraît qu’il était très bon dans son domaine. Mais ça peut donner des résultats ailleurs, pourquoi non ? Louis avait appris il y a trois jours que Delacroix était le fils présumé de Talleyrand, et cette jonction lui avait fait plaisir. Génie pour génie, peinture ou politique, des rails incompatibles pouvaient s’emboîter.
— Alors ? demanda Louis.
— Ça a été trouvé où ?
— Paris, sur la grille d’arbre du banc 102, à la Contrescarpe. Tu en penses quoi ?
— À première vue, je dirais que c’est de l’os qui sort d’une merde de chien.
Kehlweiler se redressa et observa Marc. Oui, ce type l’intéressait.
— Non ? dit Marc. Je me goure ?
— Tu ne te goures pas. Comment tu le sais ? Tu as un chien ?
— Non, j’ai un chasseur-cueilleur des temps paléolithiques. C’est un préhistorien, très braqué avec ça, faut pas l’emmerder sur le sujet. Il a beau être préhistorien, très braqué, c’est un ami. Je me suis intéressé à ses détritus de fouille car il est sensible en fait, je ne veux pas le peiner.
— C’est lui que ton oncle appelle Saint Luc ?
— Non, ça c’est Lucien, il est historien de la Grande Guerre, très braqué avec ça. On est trois dans la baraque, Mathias, Lucien et moi. Et Vandoosler le Vieux qui s’obstine à nous appeler Saint Matthieu, Saint Luc et Saint Marc de sorte qu’on a l’air de tarés. Il ne faudrait pas pousser beaucoup le vieux pour qu’il s’appelle Dieu. Enfin, c’est les conneries de mon oncle. Celles de Mathias, le préhistorien, c’est encore autre chose. Dans les détritus de sa fouille, il y avait des os comme celui-là, percés de petits trous. Mathias dit que ça vient des merdes des hyènes préhistoriques et qu’il ne faut surtout pas mélanger ça avec la bouffe des chasseurs-cueilleurs. Il avait étalé le tout sur la table de la cuisine jusqu’à ce que Lucien s’énerve parce que ça se mélangeait avec sa bouffe à lui, et Lucien aime la bouffe. Bref, peu t’importe cette baraque, mais comme il n’y a pas d’hyène préhistorique sur les grilles d’arbre de Paris, je pense que ça doit venir d’un chien.
Kehlweiler hocha la tête. Il souriait.
— Seulement, continua Marc, et après ? Les chiens croquent des os, c’est dans leur nature, et ça ressort dans cet état, poreux, percé. À moins que… ajouta-t-il après un silence.
— À moins que, répéta Kehlweiler. Car celui-là, c’est de l’os humain, une dernière phalange de doigt de pied.
— Sûr ?
— Certain. J’ai fait confirmer au Muséum par un homme qui sait. Un pouce de pied de femme, assez âgée.
— Évidemment… dit Marc après un nouveau silence. Ce n’est pas usuel.
— Ça n’a pas troublé les flics. Le commissaire du quartier n’admet pas qu’il s’agisse d’os, il n’a jamais vu ça. Je reconnais que la pièce est dans un état inhabituel et que je l’ai forcé à l’erreur. Il suppute que je lui tends un piège, ce qui est exact, mais ce n’est pas celui qu’il croit. Personne n’a disparu dans le quartier, ils ne vont donc pas ouvrir une enquête pour un os emballé dans une merde de chien.
— Et toi, tu penses à quoi ?
Marc tutoyait quiconque le tutoyait. Kehlweiler étendit ses grandes jambes et croisa les mains derrière sa nuque.
— Je pense que cette phalange appartient à quelqu’un et je ne suis pas certain que la personne qui est au bout soit vivante. J’écarte l’accident, trop invraisemblable. Les hasards les plus inconséquents peuvent se produire, mais tout de même. Je pense que le chien s’est plus sûrement servi sur un cadavre. Les chiens sont charognards, comme tes hyènes. Laissons tomber le cas d’un cadavre légal, dans une maison ou un hôpital. Il serait inepte d’imaginer le passage du chien dans la chambre funèbre.
— Et si une vieille est morte seule dans sa chambre, avec son chien ?
— Et comment le chien serait-il sorti de là ? Non, impossible, le corps est dehors. Un corps à l’oubli quelque part, ou bien assassiné quelque part, cave, chantier, terrain vague. Alors, le passage d’un chien peut s’envisager. Le chien avale, digère, éjecte, et la pluie torrentielle de l’autre nuit lessive.
— Un cadavre à l’abandon dans un terrain vague, ça ne veut pas dire un meurtre.
— Mais l’os vient de Paris, et c’est cela qui me trouble. Les chiens de Paris ne vont pas fureter loin de leur habitat, et un cadavre ne reste pas inaperçu bien longtemps dans la ville. On aurait déjà dû le repérer. J’ai revu l’inspecteur Lanquetot ce matin, toujours rien, pas le moindre corps dans la capitale. Pas de disparition non plus. Et les enquêtes routinières suite à décès solitaires n’ont rien révélé de particulier. J’ai trouvé l’os jeudi soir. Ça fait trois jours. Non, Marc, ce n’est pas normal.
Marc se demandait pourquoi Kehlweiler lui racontait tout cela. Il n’était pas contre, d’ailleurs. C’était agréable de l’écouter parler, il avait une voix calme, basse, très apaisante pour les nerfs. Ceci dit, cette merde de chien, il n’en avait rien à faire. Il commençait à faire vraiment froid sur ce banc, mais Marc n’osait pas dire : « J’ai froid, je me tire. » Il se serra dans sa veste.
— Tu as froid ? demanda Louis.
— Un peu.
— Moi aussi. C’est novembre, on n’y peut rien.
Si, pensa Marc, on peut aller au bistrot. Mais évidemment, c’était délicat de parler de tout ça dans un café.
— Faut encore attendre, reprit Kehlweiler. Il y a des gens qui traînent huit jours avant de déclarer une disparition.
— Oui, dit Marc, mais qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Ça me fait que je ne trouve pas cela normal, je l’ai dit. Il y a quelque part un meurtre crasseux, c’est ce que je crois. Cet os, cette femme, ce meurtre, cette crasse, c’est dans ma tête et c’est trop tard, il faut que je sache, il faut que je trouve.
— C’est du vice, dit Marc.
— Non, c’est de l’art. Un art irrépressible et c’est le mien. Tu ne connais pas ça ?
Oui, Marc connaissait, mais pour le Moyen Âge, pas pour une phalange sur une grille d’arbre.
— C’est le mien, répéta Kehlweiler. Si huit jours s’écoulent et que Paris ne livre rien, le problème va se corser singulièrement.
— Bien sûr. Un chien, ça peut voyager.
— Exactement.
Kehlweiller replia son corps et puis se leva. Marc le regarda d’en bas.
— Le chien, dit Kehlweiler, a pu faire des kilomètres en bagnole pendant la nuit ! Il a pu bouffer un pied en province et l’avoir recraché dans Paris ! Tout ce qu’on peut supposer grâce à ce chien, c’est qu’il y a un corps de femme quelque part, mais ce corps peut être n’importe où ! Ce n’est pas si petit que cela, la France, rien que la France. Un corps quelque part et nulle part où chercher…
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