— Tiens, Ludwig, tu tombes bien, t’aurais pas un clope ?
— Qu’est-ce que tu fous ici ?
— Je flânais, tu vois. J’allais repartir.
Louis lui alluma sa cigarette.
— Bonne journée ? demanda Marthe.
— J’ai emmerdé quatre flics d’un coup, il y en avait trois qui n’y étaient pour rien. Je compte les doubler, avec leur bénédiction.
Marthe soupira.
— Très bien, dit Louis, j’ai été médiocre, crâneur, je les ai nargués, et un peu humiliés. Mais c’était amusant, que veux-tu, si amusant.
— Tu leur as fait le coup des ancêtres ?
— Bien sûr.
— Dans une autre vie, faudra que tu penses à rectifier des choses. Faudra que tu puisses t’amuser sans que ça retombe n’importe où.
— Dans une autre vie, ma vieille Marthe, faudra faire des grands travaux. Reprise des fondations, gros œuvre, ravalement. Tu y crois aux autres vies ?
— Pas du tout.
— Je voulais acculer Paquelin à la faute, fallait bien grimper sur les autres pour atteindre son bureau.
Bon, se dit Louis, entendu, on n’allait pas rester là-dessus toute la nuit, et il s’était bien amusé à peu de frais. Il n’y a pas beaucoup de marge avec des gars comme Paquelin.
— Tu as réussi, au moins ?
— Pas mal.
— Paquelin, c’est le beau gosse, blond, maigrichon, la vraie teigne ?
— C’est lui. Il gifle les filles, il tord les couilles des prévenus.
— Bon, je me doute que tu ne l’as pas taillé en seize. Qu’est-ce que tu veux en faire ?
— Qu’il décarre de là, c’est tout ce que je veux.
— T’as plus les moyens d’avant, Ludwig, oublie pas. Enfin, ça te regarde. Vincent a cliché le gars du 102 et il l’a suivi.
— Je sais.
— On peut rien t’apprendre, alors ? Moi, j’aime bien apporter des renseignements.
— Je t’écoute. Renseigne-moi.
— Ben, ça y est. Je t’ai tout dit.
— Et sur ta piaule, tu m’as tout dit ?
— De quoi je me mêle ?
Marthe tourna la tête vers Kehlweiler. Ce type, c’était un ruban à mouches. Toutes les informations venaient lui coller dessus sans qu’il ait à lever le petit doigt. C’était un gars comme ça, tout le monde venait lui raconter ses salades. C’était infernal, à la longue.
— Prends une mouche, par exemple, dit Marthe.
— Oui ?
— Non, laisse tomber.
Marthe reposa son menton dans ses mains. La mouche, elle croit qu’elle va traverser la pièce sans se faire repérer, sereine. Elle va donner droit dans Ludwig, elle se colle dessus. Ludwig lui extirpe doucement ses informations, merci, et il la libère. Il était tellement ruban à mouches qu’il en avait fait sa profession, qu’il ne savait même plus faire autre chose. Réparer une lampe, par exemple, ce n’était pas la peine de lui demander, il était nul. Non, il ne savait que savoir. Sa grande armée lui racontait tout ce qui se passait, depuis les broutilles les plus insignifiantes jusqu’aux plus pesantes, et une fois qu’on était dans ce tourbillon, difficile d’en sortir. Aussi, il l’avait bien cherché.
Ludwig disait qu’il ne faut jamais juger une broutille sur sa mine. Qu’on ne sait jamais, qu’elle peut en cacher une autre. Et sa vocation à lui, c’était de les trouver, si ça valait le coup. Et pourquoi cette frénésie, mystère. Encore que Marthe avait son idée là-dessus. Jusqu’à ce qu’il crève, Louis courserait les exterminateurs, que l’exterminateur en écrase un seul ou mille. Oui, mais pour sa piaule, de quoi je me mêle ? On a sa fierté. Elle s’était dit qu’elle trouverait une solution, et maintenant, non seulement il n’y avait pas de solution en vue, mais Ludwig savait. Qui avait été lui raconter ça ? Qui ? Mais n’importe quel type de son armée de loquedus.
Marthe haussa les épaules. Elle regarda Louis, qui, patient, attendait. De loin, personne n’aurait rien dit de spécial de lui. Mais, de près, disons à quatre-vingts centimètres, tout chavirait. Fallait pas chercher très loin pour savoir pourquoi tout le monde venait tout lui raconter. Disons qu’à un mètre cinquante, deux mètres disons, Louis avait une tête de savant inflexible, inabordable, comme les gars dans les manuels d’histoire. À un mètre, on n’était plus aussi sûr de son affaire. Plus on approchait, pire ça basculait. L’index qu’il vous posait doucement sur le bras pour poser une question, ça vous tirait les paroles tout seul. Avec Sonia, ça n’avait pas marché, quelle gourde. Elle aurait dû rester avec lui toute sa vie, non, pas toute sa vie parce que de temps à autre il faut absolument manger, par exemple, enfin, elle se comprenait. Peut-être que Sonia n’avait pas regardé de près, Marthe ne voyait pas d’autre solution. Ludwig, il se trouvait moche, vingt ans qu’elle lui expliquait le contraire, mais il se trouvait très moche quand même et tant mieux pour lui si des femmes se trompaient, il disait. C’est un monde d’entendre ça, elle qui avait connu des centaines d’hommes et qui n’en avait aimé que quatre, c’est dire si elle avait du jugement.
— Tu rumines ? demanda Louis.
— Tu veux du poulet froid ? Il m’en reste dans mon sac.
— J’ai dîné avec l’inspecteur Lanquetot.
— Le poulet, il va être perdu.
— Tant pis.
— Il n’y a pas d’exemple qu’on ait jeté du poulet froid.
Marthe avait le don déconcertant d’énoncer de brusques maximes à propos de rien. Louis aimait ça. Il avait une bonne collection de phrases de Marthe, et il s’en était souvent servi.
— Bien, tu vas dormir ? Je te raccompagne ?
— De quoi je me mêle ?
— Marthe, ne répétons pas constamment les mêmes phrases. Tu es butée comme un cochon et moi comme un sanglier solitaire. Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
— Je suis capable de me débrouiller toute seule. J’ai mon carnet. Ils me trouveront quelque chose, tu verras ça. La vieille Marthe a des ressources, t’es pas le bon Dieu.
— Ton carnet, ton vieux gratin… soupira Louis. Parce que tu crois que ton vieux gratin va lever le doigt pour une vieille pute acculée à passer l’hiver sous un auvent ?
— Parfaitement, pour une vieille pute. Et pourquoi pas ?
— Tu sais pourquoi… Tu as essayé ? Ça a donné quelque chose ? Rien. Je me trompe ?
— Et puis après ? gronda Marthe.
— Viens, ma vieille. On ne va pas rester la vie entière sur ce quai de métro.
— Où on va ?
— Dans mon bunker. Et comme je ne suis pas le bon Dieu, ça n’a rien à voir avec le paradis.
Louis tira Marthe vers les escaliers. On se gelait dehors. Ils marchèrent rapidement à travers les rues.
— Tu iras chercher tes affaires demain, dit Louis en ouvrant une porte, deuxième étage, pas loin des arènes de Lutèce. N’apporte pas toutes tes hardes, ce n’est pas large ici.
Louis brancha le chauffage, déplia un canapé, poussa quelques cartons. Marthe regardait la petite pièce, bourrée de dossiers, de bouquins, de piles de papiers et de journaux entassés sur le parquet.
— Ne fouine pas partout, je t’en prie, dit Louis. Ici, c’est ma petite annexe du ministère. Vingt-cinq ans de sédimentation, des tonnes d’affaires penchées, tordues en tout genre, moins tu en sais, mieux tu te portes.
— Bon, dit Marthe en s’asseyant sur le petit lit. J’essaierai.
— Tu seras bien ? Ça ira ? On s’occupera de te trouver autre chose, tu verras. On trouvera le fric.
— Tu es gentil, Ludwig, dit Marthe. Quand ma mère disait ça à quelqu’un, elle ajoutait toujours : « Ça te perdra. » Tu sais pourquoi, toi ?
Louis sourit.
— Voilà un double des clefs. Fais bien attention à fermer les deux serrures en partant.
— Je ne suis pas idiote, dit Marthe en montrant les bibliothèques d’un mouvement de menton. Ça fait du monde dans ces dossiers, hein ? Te casse pas la tête, je les soignerai bien.
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