— C’est fou tout ce qu’on peut dire sur une crotte de chien, murmura Marc.
— Tu n’as rien repéré dans la presse régionale ? Meurtres, accidents ?
— Meurtres, non. Accidents, comme d’habitude. Mais pas d’histoire de pied, j’en suis sûr.
— Continue à dépouiller et sois vigilant là-dessus, pied ou pas pied.
— Bien, dit Marc en se levant.
Il avait compris le boulot, il avait les doigts gelés, il voulait se tirer.
— Attends, dit Kehlweiler. J’ai besoin d’aide, j’ai besoin d’un homme qui court. Je suis ralenti par ma jambe et je ne peux pas suivre cet os tout seul. Tu serais d’accord ? Un simple coup de main de quelques jours. Mais je n’ai pas de quoi te payer.
— Pour faire quoi ?
— Suivre les sorteurs de chiens habitués du banc 102. Noter les noms, les adresses, les déplacements. J’aimerais ne pas perdre trop de temps, au cas où.
L’idée ne plaisait pas du tout à Marc. Il avait déjà fait le guetteur une fois pour son oncle, ça suffisait comme ça. Ce n’était pas un truc pour lui.
— Mon oncle dit que tu as des hommes dans Paris.
— Ce sont des fixes. Des patrons de bistrot, des vendeurs de journaux, des flics, des gars qui ne bougent pas. Ils regardent et m’informent quand c’est nécessaire, mais ils ne sont pas mobiles, tu comprends ? J’ai besoin d’un homme qui court.
— Je ne cours pas. Je sais juste grimper aux arbres. Je cours après le Moyen Âge, mais pas au cul des gens.
Kehlweiler allait s’énerver, c’était normal. Ce type était encore plus cinglé que son oncle. Tous les artistes sont cinglés. Artistes suant dans la peinture, le Moyen Âge, la sculpture, la criminologie, tous cinglés, il en savait quelque chose.
Mais Kehlweiler ne s’énerva pas. Il se rassit sur le banc, lentement.
— D’accord, dit-il seulement. Oublie, c’est sans importance.
Il replaça la boule de papier journal dans sa poche. Bon. Marc n’avait plus qu’à faire ce qu’il voulait, aller se réchauffer au café, manger un morceau et rentrer à la baraque. Il dit au revoir et s’éloigna à grands pas vers l’avenue.
Marc Vandoosler avait mangé un sandwich dans la rue et rallié sa chambre en début d’après-midi. Personne dans la baraque. Lucien faisait une conférence quelque part sur on ne sait quel aspect de la Grande Guerre, Mathias classait les détritus de sa fouille de l’automne dans la cave d’un musée, et Vandoosler le Vieux avait dû aller prendre l’air. Il fallait toujours que le parrain soit dehors, et le froid ne le gênait en rien.
Dommage, Marc lui aurait bien posé quelques questions sur Louis Kehlweiler, ses traques incompréhensibles et ses prénoms interchangeables. Comme ça. Il s’en foutait, mais c’était juste comme ça. Cela pouvait attendre, remarque.
Marc planchait en ce moment sur un paquet d’archives bourguignonnes, de Saint-Amand-en-Puisaye pour être exact. Il avait un chapitre en charge pour un bouquin sur l’économie en Bourgogne au XIII esiècle. Marc continuerait sur ce foutu Moyen Âge jusqu’à ce qu’il puisse en vivre, il se l’était juré. Pas vraiment juré, il se l’était dit. De toute façon, il n’y avait que cela qui lui donnait quelques ailes, disons quelques plumes, cela et les femmes dont il avait été amoureux. Toutes perdues à ce jour, même sa femme qui était partie. Il devait être trop nerveux, ça les décourageait sans doute. S’il avait eu l’air aussi calme que Kehlweiler, ça aurait peut-être mieux fonctionné. Encore qu’il soupçonnait Kehlweiler de ne pas être aussi calme qu’il le paraissait. Lent, sûrement. Et pourtant non. De temps en temps, il tournait la tête vers les autres avec une étrange rapidité. En tout cas, calme, pas toujours. Il avait parfois le visage qui se crispait, durement, ou les yeux qui partaient dans le vide, et donc, tout n’était pas aussi simple. D’ailleurs, qui avait dit que c’était simple ? Personne. Ce type qui cherchait des meurtriers improbables à partir de n’importe quelle merde de chien ne devait pas tourner plus rond que les autres. Mais il donnait l’impression d’être calme, fort même, et Marc aurait aimé savoir faire. Ça devait mieux marcher avec les femmes. Ça suffit comme ça avec les femmes. Cela faisait des mois qu’il était tout seul, ce n’était pas la peine de remuer le couteau dans la plaie, merde.
Donc, ces comptes du seigneur de Saint-Amand. Il en était aux revenus des granges, colonnes de chiffres préservés de 1245 à 1256, avec des manques. C’était déjà beau, tout un petit pan de la Bourgogne dans la bascule du XIII esiècle. C’est-à-dire que Kehlweiler, il y avait son visage aussi. Ça compte. De près, ce visage saisissait, en douceur. Une femme aurait pu mieux dire si c’était les yeux, les lèvres, le nez, ceci combiné à cela, mais le résultat, c’était que de près, ça valait la peine. Il aurait été une femme, il aurait été d’accord. Oui, mais il était un homme, donc c’était idiot, et il n’aimait que les femmes, un truc idiot aussi, parce que les femmes n’avaient pas l’air de se décider à n’aimer que lui sur la terre.
Et merde. Marc se leva, descendit dans la grande cuisine plutôt glaciale en novembre et se fit un thé. Avec son thé, il pourrait se concentrer sur les granges du seigneur de Puisaye.
Rien n’indiquait d’ailleurs que les femmes allaient immanquablement vers Kehlweiler. Car vu de loin, on ne se rendait pas compte qu’il était beau, pas du tout même, plutôt rébarbatif. Et il semblait à Marc que Kehlweiler avait l’air d’un type passablement seul, dans le fond. Ce serait triste. Mais ça le réconforterait, lui, Marc. Il ne serait pas le seul à ne pas trouver, à ne pas y arriver, à se casser tout le temps la gueule sur ces histoires d’amour. Rien de pire que l’amour qui rate pour vous empêcher de penser convenablement aux granges médiévales. Cela ruine le travail, c’est évident. Il n’empêche que l’amour existe quand même, pas la peine de hurler le contraire. En ce moment, il n’aimait personne et personne ne l’aimait, comme ça, il était tranquille au moins, il fallait en profiter.
Marc remonta au deuxième étage avec son plateau. Il reprit son crayon et une loupe, parce que ces archives étaient assez ardues à déchiffrer. C’était des copies bien sûr, et ça n’arrangeait rien. En 1245, tiens, ils n’en auraient rien eu à foutre d’une crotte de chien, même avec un os dedans. Oui, enfin, ce n’était pas si sûr. Ce n’était pas rien, la justice, en 1245. Et en fait, oui, ils s’en seraient occupés, s’ils avaient su que c’était de l’os humain, s’ils avaient supposé qu’il y avait eu meurtre. Bien sûr qu’ils s’en seraient occupés. On aurait remis l’affaire en la justice coutumière d’Hugues, seigneur de Saint-Amand-en-Puisaye. Et qu’est-ce qu’il aurait fait, Hugues ?
Très bien, peu importe, ce n’était pas le sujet. Aucune merde de chien n’était consignée dans les granges du seigneur, ne mélangeons pas tout. Il pleuvait dehors. Peut-être que Kehlweiler était toujours sur son banc, depuis qu’il l’avait planté là tout à l’heure. Non, il avait dû changer de banc, prendre place à l’observatoire 102 de la grille d’arbre. Franchement, il faudrait qu’il pose des questions au parrain sur ce type.
Marc retranscrivit dix lignes et but une gorgée de thé. La chambre n’était pas très chaude, le thé faisait du bien. Bientôt, il pourrait mettre un deuxième radiateur, quand il travaillerait pour la bibliothèque. Parce qu’en plus, il n’y avait rien à gagner dans ce que lui proposait Kehlweiler. Pas un rond, il l’avait dit. Et lui, il avait besoin de fric, et pas de faire l’homme qui court après n’importe quoi. C’est vrai que Kehlweiler aurait du mal à pister les sorteurs de chiens tout seul, avec son genou raide en plus, mais ça le regardait. Lui, il avait à pister le seigneur de Saint-Amand-en-Puisaye et il le ferait. En trois semaines, il avait bien avancé, il avait identifié un quart des tenanciers du domaine. Il avait toujours été rapide dans le travail. Sauf quand il s’arrêtait, bien sûr. Kehlweiler s’en était rendu compte d’ailleurs. Merde avec Kehlweiler, merde avec les femmes et merde avec ce thé qui avait le goût de poussière.
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