— Quatre en tout. C’est tout marqué là. Quatre chiens, quatre bières.
— Et maintenant, tu veux te barrer ?
Kehlweiler alluma sa cigarette et passa le paquet à Marc.
— Tu te sens coincé ? Tu as l’impression d’obéir et tu n’aimes pas obéir ? Moi non plus. Mais je ne t’ai pas donné d’ordres, si ?
— Non.
— Tu es venu tout seul, Vandoosler le Jeune, et tu peux repartir tout seul. Montre-moi ta liste.
Marc le regarda parcourir ses notes, l’air à nouveau très sérieux. Il était de profil, le nez busqué, les lèvres serrées, des mèches noires retombant sur le front. Très facile de s’énerver contre Kehlweiler de profil. Beaucoup moins facile de face.
— Pas la peine de venir demain, dit Kehlweiler. Le dimanche, les gens rompent avec leurs habitudes, ils sortent les chiens sans rime ni raison, et pire, on risquerait de voir arriver des flâneurs qui ne sont pas du quartier. Ça mettrait de la confusion dans nos chiens. On reprend lundi après-midi, si tu le veux, et on commence les filatures mardi. Tu viens classer lundi matin ?
— Rien de changé.
— Surveille particulièrement les accidents et meurtres en tout genre, en plus du reste.
Ils se séparèrent sur un signe. Marc rentra à pas lents, un peu fatigué par ses bières et par l’alternance confuse de ses décisions et contre-décisions.
Ça dura comme ça jusqu’au samedi suivant. De banc en bière, de chien en filature, de découpage d’articles en déchiffrage des comptes de Saint-Amand, Marc ne se posa plus trop de questions sur le bien-fondé de ses actes. Il était embarqué dans le réseau de la grille d’arbre, et ne voyait plus comment s’en sortir. L’histoire l’intéressait, chien pour chien, il voulait comprendre aussi. Il se débrouillait avec le profil hermétique de Kehlweiler et quand il en avait marre, il s’arrangeait pour le voir de face.
Du mardi au jeudi, il demanda de l’aide à Mathias, qui pouvait mettre ses vertus de chasseur-cueilleur préhistorique aux pieds nus au service d’excellentes filatures contemporaines. Lucien en revanche était trop bruyant pour ce genre de boulot. Il fallait toujours qu’il s’exprime à haute et forte voix à propos de toute chose, et surtout, Marc redoutait de le mettre en face d’un Franco-Allemand né dans le bordel tragique de la Seconde Guerre. Lucien aurait aussi sec enclenché l’enquête historique comme un forcené, butiné sur le passé paternel de Kehlweiler jusqu’à remonter aux relents de la Grande Guerre, et ça aurait été très vite l’enfer.
Marc avait demandé jeudi soir à Mathias ce qu’il pensait de Kehlweiler, parce qu’il s’en méfiait encore et que la recommandation de son oncle ne le rassurait pas. Son oncle avait des jugements bien à lui sur les pourris de la terre, et on pouvait trouver des pourris parmi ses meilleurs amis. Son oncle avait aidé un assassin à se tirer, ça, il le savait, et c’est même pour cela qu’on l’avait viré des flics. Mais Mathias avait hoché la tête à trois reprises, et Marc, qui avait beaucoup de respect pour les appréciations silencieuses de Mathias, avait été réconforté. C’était rare que Saint Matthieu se goure sur quelqu’un, disait Vandoosler le Vieux.
Samedi matin, Marc était au travail dans le bunker de Kehlweiler. Il avait découpé et classé comme d’habitude, et il n’avait rien remarqué de particulier dans l’actualité des faits divers, sinon les accidents habituels, et pas trace de pied. Il avait archivé, de toute façon il était payé pour ça, mais franchement, il était temps que cette traque du banc 102 aboutisse, serait-ce au néant. Il s’était habitué à la présence de la vieille Marthe dans son dos. Parfois elle sortait, parfois elle restait, en lisant sans faire de bruit ou en s’obstinant sur des mots croisés. Vers onze heures, ils se faisaient un café, et Marthe en profitait pour rompre le silence et discuter le coup. Elle aussi, paraît-il, elle avait renseigné pour Ludwig. Mais elle disait que maintenant elle mélangeait les bancs, le 102 et le 107 par exemple, qu’elle n’était plus efficace comme dans le temps et ça la rendait mélancolique, parfois.
— Voilà Ludwig, dit Marthe.
— Comment tu le sais ?
— Je reconnais son pas dans la cour, son pied traîne. Onze heures dix, c’est pas son heure. C’est le coup du chien, il s’agace là-dessus. On n’en voit pas le bout, tout le monde en a marre.
— On a fait des rapports complets. Vingt-trois sorteurs de chiens, tous des paisibles et rien à en tirer. Il a toujours travaillé comme ça, sur rien ? Sur n’importe quelle crasse ?
— Toujours, dit Marthe, à la piste. Mais attention, c’est un visionnaire. C’est comme ça qu’il s’est fait célèbre, là-haut. Trouver la merde, c’est sa vocation, à Ludwig, son destin, sa pente.
— Il y a quelque chose qui peut l’empêcher d’emmerder le monde ?
— Ah, mais certainement. Le sommeil, les femmes, les guerres. Ça fait beaucoup si t’y penses. Quand il veut dormir ou se faire des pâtes, il n’y a plus rien à tirer de lui, il se fout de tout. Pareil pour les femmes. Quand ça ne va pas en amour, il tourne en rond, il se fout de tout. Et ça m’étonne qu’il travaille tant parce que ça ne va pas trop fort de ce côté-là en ce moment.
— Ah, fit Marc avec satisfaction. Et les guerres ?
— Ça, les guerres, c’est encore autre chose. C’est le bouquet. Quand ça le prend d’y penser, ça l’empêche de dormir, de manger, d’aimer, et de travailler. C’est un truc qui lui vaut rien du tout, les guerres.
Marthe secoua la tête en tournant son café. Marc l’aimait bien maintenant. Elle le rabrouait constamment, comme s’il avait été son petit, alors qu’il avait tout de même trente-six ans, ou comme si elle l’avait élevé. Elle disait : « À une vieille pute comme moi, tu ne vas pas me la faire, je m’y connais en hommes. » Elle disait ça tout le temps. Marc lui avait montré Mathias, et elle avait dit que c’était un gars bien, un peu sauvage mais bien, et qu’elle s’y connaissait en hommes.
— Tu t’es trompée, dit Marc en se réinstallant à son bureau. Ce n’était pas Louis.
— Tais-toi, t’y connais rien. Il discute en bas avec le peintre, c’est tout.
— Je sais pourquoi tu l’appelles Ludwig. Je lui ai demandé.
— Et alors, t’es bien avancé maintenant.
Marthe souffla la fumée avec réprobation.
— Mais t’en fais pas, il les retrouvera, compte là-dessus, ajouta-t-elle en bougonnant et en faisant du bruit avec le journal.
Marc n’insista pas, et ce n’était pas un sujet avec lequel chatouiller Marthe. Il avait seulement voulu lui dire qu’il savait, c’est tout.
Kehlweiler entra et fit signe à Marc de s’arrêter de classer. Il tira un tabouret et s’assit en face de lui.
— Lanquetot, l’inspecteur du secteur, m’a donné les dernières informations ce matin sur le quartier et sur les dix-neuf autres arrondissements : rien à Paris, Marc, rien. Rien en banlieue non plus, il a vérifié aussi. Pas un corps perdu, pas un cadavre oublié, pas une déclaration de disparition, pas une fugue. Ça fait dix jours que le chien nous a pondu ça sur la grille d’arbre. Donc…
Louis s’interrompit, tâta la cafetière encore tiède et se versa une tasse.
— Donc, le chien a rapporté ça d’ailleurs, de plus loin. C’est sûr. Il y a un corps quelque part qui remonte au bout de notre os, et je veux savoir où, quel que soit l’état de ce corps, vivant ou mort, accident ou meurtre.
Oui, peut-être, pensa Marc, mais avec toute la province sur les bras et pourquoi pas la planète, tant qu’on y était, les comptes du seigneur de Puisaye ne risquaient pas d’avancer. Kehlweiler s’acharnerait jusqu’au bout, Marc savait mieux à présent pourquoi il se collait ces sortes de missions sur le dos, mais lui, il fallait qu’il sorte de là.
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