Quand les gens ont un chien, pensa Louis, il arrive qu’ils disent des conneries. Et si leur chien mord un type, c’est la faute du type, toujours. Tandis qu’avec un crapaud, on n’a rien à dire, c’est l’avantage.
— Faut voir ce qu’il ramène, dit Lina. Il bouffe tout.
— Donc, c’est un fugueur ? dit Louis.
— Oui, mais à vous, il a fait quoi ?
— Il ne m’a rien fait, j’en cherche un du même genre. Je l’ai vu et je suis venu me renseigner, parce que ce n’est pas si courant. C’est bien un pit-bull ?
— Oui, dit Sevran, comme on avoue une sale habitude.
— C’est pour une vieille amie. Elle veut un pit-bull pour se protéger, c’est son idée. Mais je me méfie des pit-bulls, je ne tiens pas à ce qu’il la mange dans son lit. C’est comment ?
Lionel Sevran parla longuement du chien, ce dont Louis n’avait réellement rien à foutre. Ce qui l’intéressait, c’était d’avoir appris que ce clebs se tirait tout le temps et qu’il ramassait n’importe quoi. Sevran en était à se débattre dans la vieille affaire de l’inné et de l’acquis, et parvenait à la conclusion : une solide éducation pouvait faire d’un pit-bull un agneau. Sauf quand on l’emmerdait bien sûr, mais ça, c’est tous les chiens, pas que les pit-bulls.
— Il n’empêche que l’autre jour, il a attaqué Pierre, dit Lina. Et Pierre assure qu’il ne l’avait pas emmerdé.
— Forcément, oui. Pierre l’a forcément emmerdé.
— Il l’a mordu fort ? Où ça ?
— Au mollet, mais pas profond.
— Il mord beaucoup ?
— Mais non. Il montre les dents, surtout. C’est rare qu’il attaque. Sauf si on l’emmerde, bien sûr. Pierre mis à part, ça faisait un an qu’il n’avait mordu personne. En revanche, c’est vrai que quand il s’échappe, il fait du dégât. Il renverse les poubelles, il bouffe les pneus des bicyclettes, il dépèce les matelas… C’est vrai que pour ça, il est fort. Mais ça n’a rien à voir avec la race.
— C’est bien ce que je dis, reprit Lina. Il nous a déjà coûté cher en dédommagements. Et quand il ne démolit rien, il file sur la grève, il se roule dans tout ce qu’il peut trouver, de préférence du goémon pourri, des oiseaux pourris, des poissons pourris, une vraie puanteur quand il rentre.
— Écoute, ma chérie, tous les chiens font ça, et ce n’est pas toi qui le laves. Attendez, je vais vous le chercher.
— Et il part loin ? demanda Louis.
— Pas très. Lionel le retrouve toujours dans le coin, sur la grève, ou au bout du village, ou sur la décharge publique…
Elle se pencha vers Louis pour murmurer.
— Moi, il me fait peur, au point que j’ai demandé à Lionel de l’emmener avec lui quand il va à Paris. Pour votre amie, trouvez-lui autre chose qu’un pit-bull, c’est mon conseil. Ce n’est pas du bon chien, c’est une création infernale.
Lionel Sevran entra avec le chien, en le tenant ferme par le collier. Louis vit Lina se contracter sur sa chaise, ramener ses pieds sur le barreau. Entre les affaires de la cave et les affaires du chien, cette femme ne menait pas une existence très détendue.
— Va, Ringo, va, mon chien. Le monsieur veut te voir.
Il lui parlait aussi bêtement que lui-même parlait à son crapaud. Louis fut content d’avoir laissé Bufo dans la bagnole, ce clebs l’aurait avalé aussi sec. On avait l’impression qu’il avait trop de dents, que ses crocs lui gonflaient les babines, prêts à sortir de sa gueule déformée.
Sevran poussa le pit-bull vers Louis, qui n’était pas très à l’aise. Le chien à grosse gueule grondait doucement. Ils discutèrent encore de choses et d’autres, de l’âge du chien, du sexe du chien, de la reproduction du chien, de l’appétit du chien, autant de sujets parfaitement emmerdants. Louis se renseigna à propos d’un hôtel, déclina l’invitation à dîner et les laissa en remerciant.
Il était maussade et insatisfait en sortant de chez eux. Isolément, le mari et la femme étaient acceptables, mais ensemble, quelque chose grinçait. Quant au chien fugueur et avaleur d’immondices, pour l’instant, ça cadrait. Mais ce soir, Louis en avait assez du chien. Il chercha le seul hôtel de la petite ville, un gros hôtel neuf qui devait suffire à absorber la clientèle de l’été. Pour ce qu’il en avait vu, Port-Nicolas n’avait pas de plage, mais des grèves de vase et de rochers impraticables.
Il dîna rapidement à l’hôtel, prit une chambre et s’y boucla. Sur la table de nuit, il y avait quelques dépliants et prospectus, les adresses utiles de la ville. Le prospectus était mince et Louis s’obligea à la lecture : produits de la pêche, mairie, antiquités, appareils de plongée, centre de thalassothérapie, animations culturelles, photo de l’église, photo des nouveaux réverbères. Louis bâilla. Il avait passé son enfance dans un village du Cher et ces petites histoires ne l’ennuyaient pas, mais les prospectus, oui. Il s’arrêta sur la photo de l’équipe du centre de thalassothérapie. Il se leva, examina le cliché sous la lumière de la lampe. La femme au milieu, la femme du propriétaire, merde.
Il s’allongea sur le lit, mains croisées sous la nuque. Il sourit. Eh bien, si c’était ça qu’elle avait épousé, si c’était pour ça qu’elle était partie, ça ne valait pas le coup. Non qu’il fût un cadeau. Mais cet homme au front bas, aux cheveux noirs dressés en brosse sur le crâne, cet homme à la gueule maussade encastrée dans un carré, franchement, ça ne valait pas le coup. Oui, mais qu’est-ce qui était le plus blessant ? La retrouver dans le lit d’un type splendide ou dans celui d’un singe mercantile ? Ça se discutait.
Louis décrocha son téléphone et appela le bunker.
— Marthe, je te réveille, ma vieille ?
— Tu penses… Je suis sur un mots croisés.
— Moi aussi. Pauline a épousé le gros sac du pays, le directeur du centre de thalassothérapie. Tu te figures comme elle doit s’emmerder ? Je t’envoie la photo du couple, tu vas t’amuser.
— Un centre de quoi ?
— Thalassothérapie. Une usine à ramasser beaucoup de fric en tartinant les gens d’algues, de jus de poisson, de bouillasse à l’iode et autres foutaises. La même chose qu’un bain de mer, mais en cent fois plus cher.
— Ah, c’est pas idiot. Et ton chien ?
— Je l’ai trouvé. Un chien détestable, bourré de dents, mais un maître sympathique, sauf je ne sais quelle combine sexuelle obsessionnelle qu’il trafique dans sa cave, je veux voir ça. Sa femme est un peu inquiétante. Accommodante, mais gelée, ou plutôt dévitalisée. On dirait qu’elle comprime quelque chose, qu’elle se comprime tout le temps.
— Puisque je te tiens, coule en Russie, en deux lettres ?
— L’Ob, Marthe, l’Ob, nom de Dieu, soupira Louis. Fais-le tatouer sur ta main et qu’on n’en parle plus.
— Merci, Ludwig, je t’embrasse. Tu as dîné ? Oui ? Alors je t’embrasse et n’hésite pas à me demander des tuyaux. Tu sais que je m’y connais en hommes et aussi en…
— Je le ferai, Marthe. Écris « Ob » et dors tranquille en veillant d’un œil sur les archives.
Louis raccrocha et décida sur l’instant d’aller voir la cave de Lionel Sevran. Elle avait un accès extérieur, il avait noté ça en sortant, et les serrures n’embarrassaient pas Louis, sauf les serrures trois points, très emmerdantes, qui exigent du temps, du matériel lourd et de la tranquillité.
Il fut à la porte un quart d’heure plus tard. Il était plus de onze heures et les environs étaient noirs et dormants. La cave était protégée par une serrure et un verrou et ça lui prit un bon moment. Il travaillait sans bruit, à cause du chien. S’il y avait une femme sous la couverture, elle dormait bien. Mais Louis commençait à douter qu’il s’agisse d’une femme. Ou alors, c’est qu’il ne comprenait plus rien aux femmes, ni à celle de la cave, ni à l’épouse à l’étage, et autant alors abandonner le métier d’homme sur-le-champ. Oui mais quoi d’autre ? Les Sevran en avaient parlé sans ambiguïté. Et pourtant, il y avait du grotesque là-dedans, et Louis ne se satisfaisait pas du grotesque.
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